La France, Alstom et le chemin de fer

(15/09/2016 – mise à jour 19/09/2016)

Quand un simple repositionnement industriel devient une foire politique nationale, cela signifie qu’il y a une maladie quelque part. C’est que la France est caractérisée, plus qu’ailleurs, par une démarche interventionniste toute particulière dans les secteurs industriels, où la politique n’est fatalement jamais absente. Décryptage…

Les fondamentaux de l’interventionnisme à la française

Pour les français « L’Etat doit aussi être un puissant acteur de la vie économique », commentait Yves Thréard au Figaro du 15 octobre 2006. L’interventionnisme à la française fait partie de l’ADN de la France, depuis le lointain Colbert (1661), jusqu’aux derniers Présidents de la République qui ont tous, peu ou prou, goûté à une politique par laquelle l’État participe à l’économie du pays quand cela lui paraît nécessaire afin de protéger les intérêts des citoyens. Jusqu’à se mêler de la gestion courante des affaires si nécessaire…

La France explique cette conception du rôle de l’Etat-patron par la faiblesse historique de son capitalisme industriel et un territoire majoritairement d’essence rurale, sans grande industrialisation. Jean Peyrelevade précise l’interventionnisme à la française dans Les Echos : « pendant la période de reconstruction du pays, l’Etat s’était substitué au capitalisme privé dans un grand nombre de secteurs, au nom du service public (transports, énergie, téléphone, banque), ou au nom du développement industriel du pays » L’interventionnisme de l’Etat peut mener jusqu’à la nationalisation des « champions nationaux » : en 1983, sous Mitterrand, un salarié sur quatre travaillait dans le secteur public (Renault, Thomson, Péchiney, Alsthom…).

Un des objectifs de l’interventionnisme d’Etat est la conservation au sein du territoire des compétences, du pouvoir industriel (exportations) et surtout, de l’emploi salarié qui alimente la sacro-sainte sécu…. Or l’industrie s’est mondialisée et les centres de décisions se situent parfois hors Europe. Il est alors tentant de remettre en selle une forme de protectionnisme. Un député belge Ecolo commentait ce phénomène dans le quotidien La Libre : « On est face à des stratégies d’entreprise et de pays vis-à-vis desquels, si on veut garder des emplois en Europe, on doit développer des politiques qui intègrent du protectionnisme. Mais pas n’importe lequel. Le protectionnisme à l’ancienne est un protectionnisme territorial, un protectionnisme nationaliste : il défend les produits fabriqués sur un territoire déterminé et lutte contre les économies étrangères. » Ce type de protectionnisme est indéfendable de nos jours. Il faut donc jouer sur un protectionnisme plus « fin », sans remettre en question les échanges commerciaux et la limitation des barrières douanières, qui par ailleurs font débat (Chine, USA,…).

Pour en revenir à la France, Jean-Luc Gaffard, directeur de recherche à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), explique l’interventionnisme de l’Etat français : « Il y a un poids de l’État toujours présent en France, et les chefs d’entreprise jugent utile de rencontrer les autorités, au plus haut niveau dans le cas d’Alstom, en se réunissant avec le Président de la République », comme en 2014, lorsque qu’une partie d’Alstom fût vendue à GE. La com’ politique n’est jamais très loin non plus : en France, on « convoque les vilains PDG » pour « un sermon d’usage », afin de rassurer l’électeur…

Le site de Belfort
Le site de Belfort

Le cas d’Alstom

Comme l’écrit si bien Le Monde : « C’était un peu notre General Electric. Elle était le symbole du ‘pompidolisme’ triomphant. Nationalisée, privatisée, elle était la France et faisait rêver une nation d’ingénieurs. La Compagnie générale d’électricité (CGE), ancêtre d’Alcatel-Alsthom, c’était le TGV, le téléphone, le Minitel, les Chantiers de l’Atlantique, les chaudières nucléaires, les câbles… La CGE incarnait « l’esprit de conquête », comme l’expliquait la publicité lors de sa privatisation, en 1987. » A la fin des années 90, Alcatel (télécoms) est séparé d’Alsthom (chantiers navals, chaudières, TGV…). Cette scission affaiblit Alstom (sans « h ») en pleine phase de mondialisation des économies, alors que le terrain de jeu, dorénavant, c’est la planète, pas seulement la France…

Le site d’Alstom Belfort est une création de 1928 par la fusion d’une partie de la Société alsacienne de constructions mécaniques (SACM) basée à Mulhouse puis Belfort, et de la Compagnie française Thomson-Houston (CFTH), société franco-américaine spécialiste des équipements de traction électrique ferroviaire et de la construction électro-mécanique. Une spécialisation avant l’heure, pour le meilleur et pour le pire. Car Alstom Belfort devient de facto le « constructeur officiel » de la SNCF. L’ensemble fournira la totalité de toutes les locomotives électriques de France, avec des exportations réussies. Ce pôle Traction du groupe concerne aussi les motrices TGV qui garnissent 100% du parc grande vitesse de la grande maison. Le site historique de Belfort ne produit donc que des locomotives, et n’est pas – ou fort peu – engagé dans les autres filières ferroviaires : les automotrices, les wagons, les voitures voyageurs, voire les métros et les trams, tous construit sur d’autres sites spécialisés. L’Express rappelle d’ailleurs ce courrier du PDG envoyé aux salariés de Belfort, qui : « regrette qu’aucune locomotive n’ait été commandée depuis plus de 10 ans à Alstom en France. »

Le parc moteur SNCF s'identifie, depuis toujours, à Alstom-Belfort (photo wikipedia)
Le parc moteur SNCF s’identifie, depuis toujours, à Alstom-Belfort (photo wikipedia)

Cercle vicieux

Ce constat est associé à une autre donnée qui affaiblit la position d’Alstom Belfort. La SNCF, client majeur du site, rapporte qu’elle a trop de TGV, et certaines rames ne roulent même que quelques heures par jour, alourdissant les coûts d’exploitation et faisant débat sur l’avenir du système TGV. Pire : plusieurs dizaines de locomotives quasi neuves dorment à ne rien faire, du fait de l’écroulement du fret depuis une décennie. Ce parc pléthorique – et son capital immobilisé –  a été transféré vers la filiale Akiem, chargée de louer tout ce charrois : ce sont les concurrents de la SNCF qui font de bonnes affaires… Pour le dire simplement : la SNCF n’a momentanément plus de besoin de locomotives et de motrices TGV. Le site de Belfort était donc menacé faute de besoins immédiats et d’exportations suffisantes. C’est ce qui a été confirmé récemment par la direction d’Alstom, « à la surprise générale de l’Etat », pourtant actionnaire du groupe. « Cela fait 18 mois que l’on dit au gouvernement qu’il y a des difficultés sur le site de Belfort », lançait le député-maire UMP de Belfort dans Le Figaro.

Une politisation très française

Mais quand se pointent des échéances électorales de la plus haute importance, il est impératif pour le politique de reprendre la main. Comment ? Par le traditionnel interventionnisme sur l’ensemble du secteur ferroviaire, constructeurs et exploitants de trains ensemble. Traduction dans le quotidien Le Soir : « Au cours d’une réunion de crise à l’Elysée, ordre a été donné au gouvernement de passer lui-même commande à Alstom. » Un bouillant ex-ministre PS du redressement productif bien connu demande lui « de faire en sorte que l’équipe de France du ferroviaire, la SNCF, Alstom, la RATP, se serre les coudes. » Pour faire court, la SNCF serait ainsi pressée de commander des trains dont elle n’a pas besoin dans l’immédiat et la RATP, qui cherche des locotracteurs, serait priée « d’accélérer le dossier ».

Libé rapporte d’ailleurs que pour certains : « la SNCF (est une) entreprise publique qui appartient aux Français, pas aux syndicats, ni à la direction ». Poursuivant par cette traduction très bonapartiste: « l’Etat commande, passez commandes ». Sans appel d’offres, uniquement chez Alstom ? La FIF, la Fédération des Industries Ferroviaires, n’a pas l’air de s’en émouvoir quand elle dénonce, sur son site web, le creux de commande lié au choix de recourir à un appel d’offres, ce qui aura non seulement une incidence économique pour les sites d’Alstom Transport mais aussi une incidence sur le maintien du savoir-faire industriel du groupe. En principe, en bonne gouvernance, c’est la direction du transporteur qui choisit le meilleur matériel au meilleur prix, et c’est le CA qui entérine la décision du CEO. Ici, l’Etat français – actionnaire de la SNCF – inverse les choses et se met à diriger l’entreprise ferroviaire nationale. Etrange…

L’Etat intervient

Jean-Luc Gaffard décoche sa flèche dans Le Point : « Intervenir dans les dossiers de la manière dont on le fait, oui, c’est une spécificité bien française (…) Mais je suis très circonspect sur le fait que l’Etat puisse jouer au Meccano industriel. Ce qu’il a fait dans le passé n’a pas été une réussite. Les cabinets ministériels ne sont pas les mieux à même de juger de la pertinence des processus industriels. » Dans Les Echos, l’économiste Jean Peyrelevade enfonce le clou : « la position d’actionnaire de l’Etat dans les entreprises du secteur marchand n’est plus tenable. Les conflits d’intérêt sont tels qu’il n’agit que trop rarement au profit des sociétés qu’il contrôle. » Ce n’est pas l’avis de certains politiciens populistes, mais passons…

Des sources gouvernementales rapportées par Marc Fressoz sur le site Mobilicités avancent d’autres explications : « Alstom considère le marché français comme une chasse gardée (et) vend trop cher. (Elle) peine à se remettre en cause. » Le député PS de Gironde Gilles Savary, dans une tribune aux Echos, se fait encore plus assassin : « Sur le marché français, Alstom Transport est accoutumé au quasi-monopole d’une commande publique qui n’est pas si naïve que ce qu’en pensent les naïfs. Elle y dispose d’un droit de tirage quasi discrétionnaire sur la SNCF et sur nos autorités organisatrices de transports, auxquels elle impose ses prix et sa gamme, sans concurrence effective. » Et Mobilicité donne une conséquence de l’interventionnisme : « Déjà pour aider le site de Reichshoffen, les Régions et la SNCF ont levé une option de 30 TER alors que 20 rames auraient amplement suffi aux régions. » Chacun sait que tout endettement supplémentaire de la SNCF serait de facto facturé à tous les français, dont seulement 10% utilisent le train régulièrement ! L’addition depuis 2010 est déjà plutôt lourde : un total de 446 TER ont été commandés, soit 233 Regiolis d’Alstom et 213 Regio 2N de Bombardier (Crespin). Manque de pot : c’est Reichshoffen qui est l’atelier ‘automotrices’ d’Alstom.

La première des 233 rames Regiolis . Hélas, c'est Reichshoffen qui les fabrique (photo wikipedia Reichshoffen)
La première des 233 rames Regiolis . Hélas, c’est Reichshoffen qui les fabrique. A ne pas confondre avec les 213 rames Regio 2N du concurrent Bombardier…(photo wikipedia Reichshoffen)

Moi aussi, je suis français

L’affaire Alstom rappelle l’histoire des fameux champions nationaux. Or tout le monde semble se concentrer sur Alstom et oublie volontairement le reste de la filière ferroviaire. Or, si Bombardier est une entreprise canadienne, c’est bel et bien une usine française, située à dans le Nord à Crespin (ex ANF), qui fournit des automotrices dernier cri à la SNCF, notamment les Regio 2N que neuf Régions ont commandé en 2010 pour un total de 213 rames, avec option portant sur un maximum de 860 rames. Crespin, c’est 1.600 travailleurs, tous français, contre 450 chez Alstom Belfort ! Pourtant, tout indique que Bombardier est snobé par le cercle des champions ferroviaires français. Il est vrai que son actionnariat n’a rien à voir avec la structure d’Alstom. Ce qui manque au champion national Alstom, c’est l’atout de ses concurrents : l’exportation européenne. Une arme que manient très bien Bombardier et Siemens, et qui maintient de l’emploi dans ces groupes.

Exporter le savoir-faire français ?

Quand on regarde ce catalogue « d’Alsthom » datant des années 60, que voit-on ? Des locomotives pour l’Iran, le Maroc, la Russie, côtoyant les nouvelles CC6500 ou 72000 de la ….SNCF, dans un grand hall de construction bien encombré. Glorieuse époque de la grande école des ingénieurs à la française. Que reste-t-il de tout cela ? Une constante tout d’abord : chaque commande à l’étranger est de nos jours assortie d’une clause obligeant à construire le matériel sur place, en tout ou en partie, quand c’est possible. Tel sera le cas pour le « méga contrat » américain, dont l’usine locale appartient au groupe. Un constat aussi : Bombardier et Siemens ont largement remporté les renouvellements de flotte de toutes les compagnies ferroviaires d’Europe, en partant du dynamisme des marchés ferroviaires rhéno-alpins, voulus par les politiciens de là-bas. Vossloh a fait un coup de maître avec ses locos diesel G1706 qui garnissent la plupart des réseaux européens, et que Akiem vient d’acheter en 40 exemplaires. Enfin, il y a le TGV. Un concept de rame articulée voulu par la SNCF et imposé à Alstom, mais qui n’a pas séduit à l’étranger autant qu’on ne l’espérait (Espagne, Corée). Certains pointent le concept français avec deux motrices : le Velaro de Siemens et le Zefiro de Bombardier se présentent en effet comme des ‘automotrices intégrales’, avec une motorisation répartie sous le plancher des trains, et qui fait gagner de précieuses places assises à longueur égale. Ce fût un des critères de sélection des 17 Velaro Siemens achetés par Eurostar, qui fit un drame jusqu’à l’Elysée. Le TGV à deux niveaux, autre concept SNCF pour gagner des sièges, n’est présent… qu’à la SNCF et au Maroc, l’ami de longue date qui achète toujours français.

Le dernier né des TGV est appelé ‘Avelia’ et devrait s’élancer sur les voies américaines, tout en étant construit…là-bas, à Hornell, au nord de l’Etat de New York. Il conserve le concept de rame articulée avec deux motrices aux extrémités. Comme un pied de nez, le Buy American Act de 1933 s’applique à Alstom. Il impose l’achat de biens produits sur le territoire américain pour les achats directs effectués par le gouvernement américain…

Une solution pour exporter et se faire une place au soleil, c’est le leasing. Siemens, jadis, a pu imposé sa BR189 et sa Taurus grâce à son ex-filiale Dispolok, au sein, il est vrai, d’un environnement politique très favorable à la revitalisation de l’écosystème ferroviaire (Europe du Nord). La filiale a depuis été rachetée par MRCE, qui écoule sur le marché du leasing des produits essentiellement Siemens, mais aussi Bombardier et Vossloh. Aucune locomotive Alstom à l’horizon. Les clients sont ainsi conditionnés par la flotte disponible. Même constatation chez l’anversois Alpha Train qui ne loue aucune machine provenant de Belfort. En France, c’est la SNCF qui doit se charger de la location du matériel d’Alstom, via la filiale Akiem, qui loue essentiellement du matériel de Belfort et quelques locos de Bombardier. Le constructeur Alstom ne maîtrise  donc pas sa visibilité sur le marché du leasing et est ligotée à la seule entreprise nationale, donc à l’Etat.

En fin de compte…, 

Alstom exporte trop peu de locomotives et c’est cela avant tout qui menaçait Belfort. Faut-il en vouloir dès lors à la puissance publique française, quelle que soit sa couleur politique ? Toujours est-il que son interventionnisme se révèle être un vilain jeu d’équilibrisme où l’Etat doit choisir entre les intérêts de 450 salariés à Belfort (à priori tous reclassables), ses intérêts propres (électoraux…) et l’inévitable alourdissement de la dette SNCF. Dans le troisième cas, on ne fait que déplacer le problème puisqu’in fine, c’est le contribuable qui paierait addition sans qu’il ait son mot à dire. Le tout sur fond de communication politique en vue de 2017, ce qui n’arrange rien.

Le Monde, qui relatait toute l’histoire du groupe dans un bel article, analyse en final: « Le gâchis est immense. Et sans doute la preuve est-elle apportée par l’échec que (l’époque Pompidou) et les coups de menton politiques ne sont pas la meilleure voie pour retrouver des couleurs industrielles. Même en campagne présidentielle. » Certains apprécieront…On dira surtout que les Trente Glorieuses n’ont plus rien à voir avec notre époque actuelle. On n’achète pas des trains dans l’unique but de faire tourner de l’emploi industriel. On peut conclure en reprenant les propos de Jean-Luc Gaffard au Point : « Avec Alstom, nous sommes au terme d’une histoire ancienne et je ne vois pas de solution véritable. Si la question est : peut-on reconstituer en France ce qui était (jadis) la Compagnie Générale d’Electricité ? La réponse est non ! ». On peut, à la lecture de ce qui précède, se demander s’il existe une réelle volonté de concevoir une politique ferroviaire basée sur les besoins du citoyen, et non pas exclusivement sur la sauvegarde de l’emploi….

 

 

 

Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm