Alors qu’on assiste encore à quelques agitations revendiquant un utopique retour en arrière, il n’est pas inutile de regarder ces vingt dernières années qui ont changé le train : mutation du service au public, mutation de la société, leadership de l’industrie et nouveaux acteurs de terrain ont indéniablement fait bouger les lignes. Voyons cela plus en détail.
Mutation du service au public
Dans les années 80, un questionnement est apparu sur l’opportunité de savoir si on ne pouvait pas gérer la chose publique en évitant les lourdeurs et les rigidités de l’administration. La plupart des mastodontes nationaux qu’étaient la Poste, le « Téléphone » et les entreprises ferroviaires publiques fut appelé à muter vers une gestion plus entrepreneuriale, avec contrat de gestion et comptabilité aux dernières normes internationales. Les années 90 verront dans tous les pays d’Europe une transformation de ces administrations en entreprises de droit public, avec çà et là des participations d’autres actionnaires. Cela se traduira par l’apparition d’une nouvelle rhétorique étrangère à la culture du service public : projet, contrat, appel d’offres, évaluation, démarche qualité, fixation d’objectifs quantitatifs et qualitatifs, diminution des subventions globales, mise en concurrence, contractualisation, etc. Si la tâche fût plus ou moins aisée avec le secteur des Télécoms et, dans une moindre mesure, avec les Postes nationales (DHL, TNT…), les chemins de fer furent un gros plat de résistance.
En vingt ans, plusieurs parlements nationaux ont modifié leur législation pour y introduire la fin du monopole ferroviaire, une modification progressive des régimes spéciaux, l’introduction de la délégation de service public avec des offres de contrat ouverts à des tiers et la délimitation des budgets dédiés au transport public par le biais de contrats État-exploitant. Une partie de l’Europe s’est engagée sur cette voie avec plus ou moins de vigueur selon les cultures politiques nationales et les résistances idéologiques. En trafic régional, déficitaire, la délégation de service public sur les réseaux locaux est maintenant une politique bien engagée dans certains pays qui favorisent l’autonomie locale et régionale, avec un encadrement par la loi. Dans certaines régions, c’est le pouvoir local qui a repris en main ses trains et mis fin à la politique de fermeture des petites lignes, voire parfois en ré-ouvrant des tronçons délaissés par la puissance nationale. Les secteurs où ne prédominent plus des considérations sociales ou nationales essentielles – le fret et certains trains grandes lignes -, ont été sortis du service public et disposent d’une autonomie de gestion du service, du matériel et du recrutement, quel que soit l’actionnaire principal. C’était impensable il y a vingt ans.
Mutation de la société
On ne reviendra pas sur le débat de la société contemporaine, qui fait couler tant d’encre et demande autant de nuances dans son interprétation. Remarquons qu’en un peu plus de trente années, les sociétés contemporaines s’appuient sur une anthropologie individualiste qui valorise l’individu et l’entre-soi. Elles sont aussi caractérisées par une dynamique de transformation permanente (par exemple les Télécoms), ce qui est le contraire de la stabilité et des lourdeurs de l’administration. L’accès illimité à l’information via les canaux digitaux entretient aujourd’hui un flot ininterrompu de comparaisons et de tactiques pour voyager moins cher et autrement, ce qui a grandement handicapé le rail. La conséquence majeure de cette mutation a été l’arrivée du marketing au sein du chemin de fer. Dorénavant, la tarification promotionne l’individu plutôt que le groupe, l’âge plutôt que l’ancien combattant (à vrai dire nous sommes en 2017, était-ce encore pertinent ?). En clair, on est passé de l’usager docile au client volatile, ce qui a totalement bouleversé la relation entre les chemins de fer et son public.
Dans le secteur privé, la satisfaction des clients représente un enjeu considérable et donne lieu à des efforts permanents en vue d’améliorer le service. Le service public reste à la traîne mais on note des améliorations qualitatives, comme le service de nuit Nightjet de l’entreprise publique autrichienne ou le servie à grande vitesse de Trenitalia, qui doit se mesurer face à son concurrent NTV-Italo. Quelle valeur ajoutée pour le citoyen ? Tout est question de culture et d’impressions personnelles. Aujourd’hui, on parle « d’expérience client », c’est-à-dire la relation avec l’entreprise, en direct ou via un PC, et le déroulement complet de l’achat et du voyage dans les meilleures conditions. Cette réalité a pénétré les chemins de fer historiques et fait clairement bouger les lignes en une vingtaine d’année. On le voit avec des sites web plus attractifs et avec un meilleur accès à l’information. Les entreprises indépendantes comme Thalys, Thello, NTV ou Eurostar offrent une gamme de prix visibles et simples en un coup d’oeil. La billetterie peut dorénavant s’imprimer à domicile sur papier A4 ou être envoyé sur smartphone avec un QR Code. C’était impossible il y a vingt ans.
Leadership de l’industrie privée
C’est une autre mutation, plus stratégique. A l’origine, l’industrie nationale était la sous-traitante obligée de « son » chemin de fer. Les administrations nationales élaboraient elles-mêmes les plans, faisaient signer le ministre et commandaient le matériel au prix national. Chaque État disposait ainsi d’un circuit fermé doté de ses propres normes techniques, à l’écart du monde. Mais la mutation des services publics comportait aussi une facette qui va les transformer : avec les nouvelles lois sur les appels d’offre, dorénavant, les câbles, les boulons, l’acier, les trains et tout l’attirail technique doivent être acheté au meilleur prix, sur le marché industriel, et non fabriqué sur mesure. C’est donc la fin du « sous-traitant national à vie ». Un choc pour certaines administrations ferroviaires, dépouillées progressivement de leurs prérogatives techniques ! Les industriels, libérés du protectionnisme des pays voisins, ont alors entreprit une vaste mutation du paysage industriel dans les années 90 pour étendre leur marché et booster leurs ventes.
Pour y parvenir, la transformation fut radicale : la construction de trains, trams et métros se fait dorénavant par « plateforme ». Ce qui signifie en clair : une usine = un produit, que l’on décline avec un tas d’options pour répondre aux convenances nationales ou locales. Un peu à l’image de l’industrie automobile : un véhicule de base et des options payantes. Cette industrialisation par produit standard signifie qu’une seule usine européenne suffit à un constructeur pour étudier et construire un type de locomotive. Et cela, c’était encore impensable au début des années 90.
En vingt ans, l’industrie ferroviaire a clairement pris le leadership sur les exploitants ferroviaires en étudiant elle-même ses produits pour les décliner au plus grand nombre, ce qui diminua les coûts de production. Ce paysage a rendu l’industrie ferroviaire plus attrayante vis-à-vis des investisseurs et de l’accès au crédit, avec l’apparition de quelques gros mastodontes qui ont les capacités de décliner une gamme complète de produits sur un seul catalogue. On citera la locomotive TRAXX de Bombardier construite uniquement à Cassel (DE) ou la locomotive Vectron de Siemens construite à Munich-Allach (DE). Alstom construit ses trains pendulaires sur le seul site de Savigliano (IT) et ses autorails à Salzgitter (DE) et Reichshoffen (FR). Bombardier construit son train à grande vitesse à Vado Ligure (IT) tandis qu’Hitachi Rail a construit son unique usine de montage à Newton Aycliffe, en Grande-Bretagne. Chacun présente son nouveau matériel lors de grands salons, tel InnoTrans à Berlin, qui n’existe que depuis 1996, donnant une preuve supplémentaire de la vitalité de l’industrie ferroviaire, très peu active il y a encore vingt-cinq ans.
Mais l’industrie n’aurait pas pu grandir s’il n’y avait que les entreprises publiques ferroviaires comme seules clientes. C’est bel et bien l’ouverture aux nouveaux entrants qui a permis de booster le marché du rail, avec des commandes parfois impressionnantes et d’autres de plus petites quantités, mais toujours de la même locomotive, « customisée » à la carte selon qu’on souhaite une machine Pays-Bas/Allemagne/Pologne ou une machine Allemagne/Autriche/Italie. Cette performance industrielle, qu’aucune entreprises historiques n’était capable de faire car cela ne les intéressait pas, a fait exploser un marché qui était atone il y a encore vingt ans. Le tout a créé davantage d’emplois très qualifiés que les pertes encourues avec la restructuration de la filière.
Cette recomposition industrielle va de pair avec – et ce fût dur à faire admettre – une standardisation des procédures d’homologation, aujourd’hui conduite sous les auspices de l’ERA, une agence qui n’existait pas non plus il y a vingt ans. Sans cela, le succès de la locomotive TRAXX de Bombardier, avec plus de 2.000 exemplaires standardisés et homologués d’Helsinki à Lisbonne, n’aurait jamais pu avoir lieu. Comme il y aura un moment où toutes les entreprises de transport auront « fait le plein » de matériel roulant tout neuf, la baisse supposée des volumes d’achats incite déjà le secteur à anticiper en boostant le service aux clients, notamment via des contrats de leasing & maintenance, qui est justement une des activités des chemins de fer historiques. Jouer au garagiste ferroviaire, c’était encore impensable il y a vingt ans…
Nouveaux acteurs de terrain
C’est probablement la face la plus visible de la transformation du chemin de fer. Très variable selon les cultures politiques, l’introduction de nouveaux entrants est maintenant bien ancrée dans le paysage ferroviaire, surtout au niveau du fret dès les années 2000, où la concurrence n’est plus sujette à contestation.
Mais pendant ce temps, l’avion low-cost a démontré à tous les fauchés d’Europe qu’on pouvait voyager vite et bien pour presque rien. Danger pour le train qui devient trop cher aux yeux de ce public captif. Il faudra attendre 2012 pour voir apparaître les premières entreprises ferroviaires de voyageurs sur le segment grandes lignes (Thello, WESTBahn, NTV-Italo, RegioJet, LeoExpress…). D’anciens monopoles comme Eurostar ou Thalys doivent alors muter vers l’entreprise indépendante pour asseoir leur position. Quatre pays proposent le rail en « open access », c’est-à-dire plusieurs compagnies concurrentes sur une seule ligne, comme en aviation : la Tchéquie, l’Autriche, l’Italie et, plus modestement, la Suède. Valeur ajoutée pour le citoyen ? Une concurrence qui décline une offre plus lisible et plus accessible, avec parfois des baisses de tarifs et des promos plus nombreuses qu’au temps du monopole.

Outre la Grande-Bretagne, pas mal d’États membres ont conçu une législation politique favorable à la gestion des lignes locales sous contrat par des tiers, entreprises privées ou non. Avec le recul, on constate que ce sont des filiales des entreprises historiques qui répondent – et gagnent – de nombreux appels d’offre européens. Cela leur permet d’étendre leur business hors des frontières nationales, ce qui était impensable il y a vingt ans. La valeur ajoutée pour le citoyen ? Peut-être pas vraiment au niveau des prix (si ce n’est de nouveaux abonnements), mais certainement au niveau du service : création d’autorités de transport régionales mêlant le bus et le train, lignes passées de quatre à quinze trains par jour, service assuré en week-end, matériel roulant souvent neuf (excepté en Grande-Bretagne) et nombreux petits arrêts rénovés et desservis, voire parfois créés ou ré-ouverts. Cette prise en charge locale a déteint sur certaines communes traversées, qui ont financé hors du périmètre ferroviaire des voies d’accès vélos, des voiries plus attrayantes ou des places de parking qui n’étaient encore que broussailles il y a moins de vingt ans…
L’emploi cheminot
Il est en diminution, comme dans de nombreux secteurs économiques. À cause d’une décrue du service public ? Pas vraiment, mais il est vrai que les fermetures de gares, de guichets, de faisceaux industriels et de lignes capillaires ont vu fondre certains effectifs, mais cela n’explique pas tout. Il y a aussi et surtout les grandes vagues de recrutements des années 70 qui ont mis brusquement à la retraite des milliers de cheminots au début des années 2010. Sans compter la hausse des technologies, induisant un besoin moindre de personnel, comme par exemple dans les cabines de signalisation informatisées qui couvrent des zones beaucoup plus vastes rendant inutiles les petites postes comme jadis. Certains postes de travail disparaissent avec les évolutions sociétales : les valises à roulettes et les ascenseurs ont remplacé les porteurs à bagages. Courrier et petits colis ne sont plus transportés par trains de voyageurs à cause des nouvelles organisations de la Poste et des tris automatisés…

Ces vingt dernières années, une professionnalisation accrue du personnel a eu lieu : le mythe du petit apprenti qui débute à 16 ans dans un dépôt crasseux appartient au passé. Dorénavant, le chemin de fer n’est plus un refuge pour le prolétaire peu qualifié ou pour le paysan que le rail sortait de sa misère rurale. Ce sont davantage des techniciens qualifiés, des électros, des soudeurs, des comptables, des informaticiens, des juristes ou des ingénieurs qui composent le personnel ferroviaire. Ne devient pas conducteur ou accompagnateur de train qui veut, les aptitudes au métier ayant fort heureusement été revues à la hausse et en adéquation avec les attendes du public d’aujourd’hui. Il n’empêche que ces derniers temps, le manque de conducteurs de train se fait parfois criant d’un réseau à l’autre.
En résumé
A-t-on dressé un tableau idyllique ? Non, mais on a montré que le chemin de fer est toujours le reflet de ses utilisateurs. Si ceux-ci évoluent, le rail est forcé d’évoluer. Certaines forces idéologiques voudraient faire croire le contraire, surtout envers la génération Z qui n’a pas connu le chemin de fer de jadis. L’écosystème ferroviaire fût beaucoup plus lent à muer que d’autres secteurs publics, mais le train nouveau est désormais lancé.
Un tas de choses qui vivent aujourd’hui étaient encore impossible à mettre en œuvre il y a vingt ans. Les modifications du paysage législatif y sont pour beaucoup. Les sociologues regretteront probablement la mutation de « l’usager » au « client », mais il s’agit là d’une évolution sociétale avec laquelle le rail ne peut que s’adapter. Ces vingt années de mutation du paysage ferroviaire ont montré ce qu’il était possible de faire et ce qui n’était pas optimal d’entreprendre. La fonte du service des trains classiques en France – les anciens Corail – n’est pas un exemple à suivre. Les trains de nuit doivent rechercher de nouveaux business modèles viables. L’obtention de franchises façon britannique, sans politique tarifaire, est aussi un élément à revoir.
Des ajustements seront encore nécessaires à tous les niveaux, y compris législatifs. Des précisions doivent encore être apportées là où persiste des manquements sur la responsabilisation des uns et des autres. Ainsi, en 2018, le partage du déficit d’un service transfrontalier entre deux États reste une misère, alors que retentissent partout des appels au transfert modal.
Ces dernières années ont montré une réalité : les lignes ont bougé partout, dans les attitudes, dans les têtes et dans le management des anciennes administrations ferroviaires. C’est ce qui était demandé par l’électeur, premier bailleur et utilisateur du service public…