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La dangereuse marginalisation du rail
Nous avions été étonnés du retrait, à l’automne 2017, du secteur ferroviaire des assises de la mobilité. Avec le recul, le gouvernement avait eu raison d’en faire « un dossier à part ». On comprend mieux aujourd’hui la tactique adoptée. Oui, à force d’avoir poussé depuis des décennies le rail dans son coin, on en avait fait une poudrière sociale et culturelle, à l’écart du monde. Cruelle réalité : en traitant « à part » de dossier SNCF, on démontre qu’en mobilité le chemin de fer n’est pas un acteur incontournable. On peut s’en passer s’il le faut ! Pour preuves, les troubles sociaux du printemps et la grève saucissonnée de la SNCF n’auraient touché pas grand monde dans certaines régions de France. (1) Dangereuse marginalisation du rail et d’une profession qui se croit toujours incontournable et intouchable…
Finalement
Jeudi 14 juin 2018 : le Sénat approuve donc l’impensable, une réforme SNCF par un vote ultime de 145 voix contre 82, un jour après un vote à l’Assemblée nationale avec là une très large majorité de 452 voix contre 80. Fin de la série ? Pas vraiment. Deux nouvelles saisons sont d’ores et déjà programmées : les retraites des cheminots et la future convention collective du rail. Or, pour leur écriture, il fallait des bases juridiques solides. C’est chose faite avec cette première étape. Dans les détails, ce qui a été voté est une loi d’habilitation pour écrire quatre séries d’ordonnances et neuf décrets, objets des prochaines joutes avec le monde syndical.
Nous ne reviendrons pas sur cet épisode éprouvant. Le texte avait dû être retouché durant tout le printemps dans les deux chambres, sur fond de concertations avec les syndicats, avec de nouvelles garanties pour les salariés du groupe ferroviaire. À cela s’ajoutait la théâtralisation des quatre syndicats SNCF pour cause d’élections sociales à l’automne prochain, enjeu crucial pour les batailles à venir. Gare à celui qui jouerait le vilain canard de la bande.
En gros que contient cette réforme :
- La SNCF devient une société anonyme dont les capitaux seront publics et incessibles. Elle s’aligne ainsi sur toutes les sociétés publiques étrangères ;
- L’État s’est engagé à reprendre 35 milliards de dette de la SNCF sur un total de 54,5 milliards.
- À partir de 2020, les nouvelles recrues seront embauchées sous statut contractuel et non plus au statut d’agent de l’État comme depuis 1938 ;
- La compagnie publique devra composer avec de nouveaux entrants à partir de décembre 2019 sur le marché des trains régionaux (TER), et à partir de décembre 2020 pour les lignes TGV.
- Les Régions de France qui le souhaitent pourront opter pour un appel d’offre de leurs services TER rapidement. Si une société emporte le marché, elle se substituera à la compagnie en place, ce qui entraînera le transfert obligatoire des cheminots rattachés à cette ligne ;
- Il y a des garanties pour le transfert « de personnel » en cas de changement d’opérateur TER. Priorité sera donnée au volontariat et aucun changement de domicile en dehors de la région d’origine du cheminot ne pourra être imposé ;
- Un nouvel organigramme du groupe public ferroviaire français, nous y reviendrons quand il sera totalement abouti.
Malgré tous ces changements, le texte resterait bien loin de la logique ultralibérale – au sens français du terme – dénoncée par certains syndicats. Il pourrait même être plus protecteur qu’on le croit pour la SNCF. (2) Tout est question de point de vue. L’enjeu n’est évidemment pas de « remplacer » la SNCF – icône culturelle nationale – par des concurrents, mais de donner les moyens juridiques à l’entreprise de concourir aux appels d’offres TER, TGV et Intercités dans de bonnes conditions. Or, il avait déjà été dit que le différentiel de coûts d’exploitation SNCF/sociétés privées était – selon les sources divergentes – d’environ 20 à 30% en défaveur de l’entreprise publique. La DB en son temps en avait fait l’amère expérience en Allemagne, ce n’est donc pas une lubie…
La France s’aligne ainsi avec beaucoup de mal sur ce qui se fait en Europe, et c’est probablement là que l’analyse est la plus intéressante. Car en lisant les meilleurs arguments, on voit poindre une crainte des français sur la conception même de leur idéal républicain. Justifié ?
Le monde ne parle pas français
Comme le résumait fort bien Luc Ferry, l’idéal républicain français suppose une intervention forte et constante de l’État où les ordres vont du haut vers le bas, de l’État vers l’individu, lequel est « un assujetti ». La République n’est pas là pour refléter la société civile, mais pour en corriger les inégalités supposées. (3) Ces conceptions s’opposent à la vision dite « libérale » (ou anglo-saxonne), où l’État est au contraire conçu comme l’auxiliaire de la société civile, un support pour le peuple, pour l’entreprise, source d’emplois… et de recettes fiscales. On parle alors d’un flux partant du bas vers le haut. Soit le contraire de la République.
Fort bien, mais quel impact sur la France ferroviaire ?
Cet impact est prépondérant sur l’architecture institutionnelle d’un pays, notamment par la décentralisation des pouvoirs. Or on parle volontiers en France des grandes écoles et des grands corps d’État qui sont une spécificité française et sont conçus comme étant des serviteurs exclusifs de l’État. Serviteur : le mot qui traduit le flux de haut vers le bas. En France, les entreprises publiques, sous la supervision de l’État, sont aussi appelées à être au service de l’Etat. Chacune a son rôle. Air France fait de l’aviation, VNF s’occupe des voies navigables et l’État prend en charge 12 ports maritimes. Quant à la SNCF, elle est la seule autorisée à faire du train. Pas de décentralisation : un corps unique de fonctionnaires veille, chacun dans sa spécialité, du haut de Paris…

On retrouve dans l’histoire récente de la République de nombreux exemples de ce flux républicain du haut vers le bas, quand De Gaulle lança la modernisation de la France, avec ses autoroutes et ses grands ensembles de HLM, quand Mitterrand « demanda à la SNCF de préparer le TGV Atlantique », et plus récemment quand le ministre Bruno Lemaire annonça lui-même une méga commande de TGV à Alstom, pourtant prérogative de l’entreprise publique. Tout cela sous la houlette des grands commis de l’État, que l’on retrouve à la tête des entreprises publiques, aidés par des corps d’ingénieurs qui ont bâti la France des Trente Glorieuses. Ainsi tourne l’Hexagone et les français n’y trouvent rien à redire. Sauf qu’ils sont les premiers à contester leurs élites…

Sous l’ère Mitterrand le monde changea. En Europe, les États dits « libéraux » imposèrent leurs vues et leur calendrier, poussant à moins d’État, plus d’autonomie et promouvant la fin des frontières. Leur logique du bas vers le haut est calquée sur leurs institutions, plus décentralisées, où l’environnement politique est plus favorable à l’entreprise privée plutôt qu’aux grands plans quinquennaux étatiques. Pour élargir le marché de ces entreprises, l’Europe demanda la fin des entraves aux camions, aux avions, aux autos et… aux trains, ainsi que la libre circulation de tous, y compris des travailleurs et des capitaux. Pour les trois premiers cités, la libéralisation passa rapidement l’étape politique, tant elle demeurait logique. En revanche, pour le rail, repoussé dans son « monde à part », ce fût vécu comme une menace et une attaque contre les principes républicains, selon certains…
Le chancelier Kohl est le premier à s’attaquer au rail, à la DB, un dinosaure à dettes qui doit avaler l’ancien réseau est-allemand, un chef d’œuvre de l’inefficacité communiste. C’est le lancement d’une nouvelle manière de faire du train. L’Europe s’y attaque aussi dès 1994 et doit pondre quatre paquets législatifs pour venir à bout des résistances nationales. Avec la persévérance des moines, les principes de libéralisation entamés dans l’Europe du Nord se retrouvent, d’années en années, dans des directives qui s’imposent en droit national, avec d’abord l’ouverture du fret, puis des trafics internationaux, puis grande ligne et bientôt… celui des trains de proximité. La boucle est bouclée, tandis que le réseau ferré demeure logiquement une prérogative nationale au service de tous les entrepreneurs ferroviaires, sans distinction. De cette réforme européenne complète découle l’actuelle réforme ferroviaire française. (4)
L’idéal républicain en danger ?
C’est ce que tentèrent de prouver tous les détracteurs aux réformes, quand ils manquaient d’arguments. Car le service public, c’est la chance pour tous, l’accès à tous aux services, ce qui est un des piliers de l’idéal républicain. Entrer à la SNCF, c’est la chance de suivre une filière carrière toute sa vie, avec ses examens d’aptitude, ses réserves de recrutements, ses attentes, ses mutations, ses règles, son travail très encadré, ses nombreux chefs et sa protection contre le chômage. Historiquement, l’idéal républicain a ainsi bénéficié à beaucoup de monde, lorsque le rail puisait dans le monde agricole pour former « ses troupes ». Ça se ressent encore de nos jours. Dans cet organigramme d’obédience militaire, le cheminot a pour seule mission de se conformer aux « directives d’en haut ». Le moindre changement d’un point-virgule peut provoquer une éruption sociale, dans un secteur très prolétarien dominé par le discours dur. Changer la SNCF, c’était s’asseoir sur 80 ans de culture sociale…
Les précédents gouvernements français avaient fort bien conscience de tout cela, et avaient remisé le dossier SNCF au placard, pour ne pas rééditer le désastre politique de décembre 1995 (5). Mais le vent a tourné et contrairement à 1995, on dispose dorénavant du recul nécessaire pour tirer les leçons de ces 20 dernières années qui changèrent le rail. Et d’en percevoir les résultats, tant au niveau régional (6) qu’au niveau grande ligne (7)… ailleurs en Europe. Oui, on peut faire du train sans être agent de l’État. Oui, le niveau local ou régional est mieux à même de répondre à la mobilité. Non, le chemin de fer n’est plus, comme jadis, le refuge social des sans-grades et des peu qualifiés. Le monde a changé, il demande davantage d’expertise, de technicité et de… flexibilité dans la gestion des hommes. L’usager, lui, est devenu un client qui ne supporte plus avec fatalité – comme jadis – les embrouilles, les retards, les blocages, les tarifs chers, l’obéissance à l’État, les misères du RER. Il ne supporte plus non plus qu’un outil de mobilité soit fréquemment pris en otage pour des raisons idéologiques.

La République est dorénavant battue par la démocratie : l’offre de transport est multiple, l’information est multiple et l’État n’est plus le référant comme jadis. Le choix modal dirige les français vers des solutions diversifiées, vers les cars libéralisés, l’autopartage, l’aviation low-cost, sa propre auto, etc. Cette profonde mutation de la mobilité des français, le rail, avec son économie planifiée et son corps social, le digère très mal. Et c’est mauvais signe…
Car Darwin avait bien démontré que toute institution qui ne s’adaptait pas aux changements de son environnement était amenée à disparaître. En France, on persiste à enseigner le contraire pour éviter avant tout l’agitation de la France d’en bas. Pourtant, les mines à charbon, les porteurs à bagages et le Minitel, par exemple, ont bel et bien sombrés au rang des images d’archives. Bien d’autres secteurs et métiers ont suivis, notamment dans l’agriculture et les services. Alors quoi ?

Le fait qu’il y ait des appels d’offre au niveau des trains régionaux ne remet en rien en cause l’idéal républicain. Le fait qu’il y ait d’autres acteurs fret ou voyageurs sur le réseau ferré non plus. On peut parier qu’en dépit de la réforme SNCF votée jeudi, l’État mettra toujours son nez dans les affaires industrielles de la France. C’est son ADN. Mais la République devra peut-être apprendre à composer avec la diversité d’en bas, celle des régions, des collectivités, tournant peut-être le dos aux grands corps qui dirigent tout jusqu’au moindre boulon. Est-ce un drame ?
Le chemin de fer français, l’un des plus modernes du monde, est voué à monter dans le wagon du futur pour une mobilité écologique qu’il faudra réécrire avec les réalités et la diversité du monde d’aujourd’hui. Le train doit rester dans son domaine de pertinence. Il ne doit pas être le portevoix des peurs, de l’idéologie, des archaïsmes ni de la vénération du passé. La réforme du rail votée jeudi peut être alors lue comme une forme d’espoir…
(1) Olivier Razemon – avril 2018 : « Le train, c’est pour les autres »
(2) Les Échos – 13/06/2018 – SNCF : une mise en concurrence très protectrice
(3) Chroniques du Figaro 2014-2017, Luc Ferry, pages 115 et 450
(4) Chronologie législative de l’Europe ferroviaire
(5) La reculade du tandem Chirac/Juppé face à une fronde cheminote qui avait capté l’opinion publique pour elle.
(6) Plusieurs articles tels : Comment la Ruhr contrôle ses trains ? ainsi que Petites lignes : l’Allemagne investi dans un RER en Forêt-Noire sans oublier le récent : Allemagne/Lander : les groupes politiques saluent la concurrence dans un rapport
(7) Comme par exemple en Italie : NTV bien installé dans le paysage italien ou au niveau européen, une mise à jour générale : Les entreprises ferroviaires privées en Europe : état des lieux 2018
À lire aussi :
Réforme du rail : cinq slogans à démonter
À la SNCF, un motif de grève de la CGT peut en cacher un autre
Bonjour
Article très pertinent
Mais devant la BB 9004, ce sont les agents de conduite qui posent
François
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