Tunnels ferroviaires : qui va gagner la bataille des Alpes ?


04/11/2018 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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C’est la plus grande – et la plus belle -, barrière naturelle d’Europe. Les Alpes, sur grosso-modo 1.200km, encerclent l’Italie et la Slovénie en les séparant de l’Europe centrale et de la France. Pour les traverser à l’apparition du chemin de fer, il a fallu construire en Autriche et en Suisse des tunnels « de faîte ». En France aussi, avec le tunnel du Mont-Cenis, qui est par convention entièrement géré par le gestionnaire d’infrastructure italien, RFI.

Le tunnel sous la Manche a pu démontrer la possibilité de construire des ouvrages très long et à grande profondeur. C’est ainsi qu’il fût décidé, dans le cadre d’une Europe de la croissance et de préoccupations écologiques, de dédoubler les trois grands tunnels faîtiers ferroviaires existants du Lötschberg (CH), du Gothard (CH) et du Mont-Cenis (F). L’Autriche, quant à elle, dispose d’une ligne majeure passant par le col du Brenner, sans tunnel. Elle décida néanmoins de construire un ouvrage souterrain gigantesque pour soulager un des axes les plus encombrés d’Europe. Avec celui du Ceneri (Suisse, Tessin), cela nous fait donc cinq tunnels ferroviaires entièrement neufs pour rejoindre l’Italie, dont deux sont déjà en service. L’occasion de faire le point.

Pourquoi tant de trafic avec l’Italie ?

La « banane bleue » est une représentation non-officielle d’une dorsale économique et démographique de l’Europe occidentale qui s’étend, grosso-modo, de Londres à Bologne, la couleur étant celle de l’Europe. Les régions concernées comprennent le bassin londonien, le Benelux, la Ruhr, la vallée rhénane, la moitié ouest de la Bavière, la Suisse, le Tyrol et la Lombardie, ce qui représente une zone peuplée de 80 à 100 millions d’habitants selon l’étendue qu’on lui donne, soit le cinquième de la population globale de l’UE, pour une surface de moins d’un dixième du territoire de l’Union. Elle draine une grande partie des ressources économiques et culturelles. Plus globalement, les régions concernées sont les plus riches et appartiennent à ce qui est décrit comme étant « la mégalopole européenne », vaste triangle délimité par Londres, Milan et Hambourg, et qui constitue le cœur économique de l’Europe. Cela se ressent dans son trafic ferroviaire, très abondant. On a déjà vu que Trieste, outre sa fiscalité particulière, tirait parti du gigantesque réservoir économique de l’Europe centrale.

La Spezia : un port de la cour des grands, tout petit, très enclavé, mais très dynamique (photo presse La Spezia)

L’importance de la mer

L’Italie se trouve en fait à la croisée des chemins, sur deux volets distincts. D’une part, le pays est quasi le premier pays européen de réception maritime puisqu’il se situe sur les grands courants venant d’Asie. Quatre ports à conteneurs permettent d’épargner 4 à 6 jours de navigation vers l’Europe du Nord. L’ancien premier ministre Matteo Renzi déclarait en 2016 que : « Aujourd’hui, Gênes peut devenir un point de référence pour les ports et pour la Méditerranée, [avec] le doublement du canal de Suez [et les travaux du] corridor Gênes-Rotterdam, qui permet à l’Europe d’être de plus en plus compétitive. » L’Italie se positionne clairement sur le courant Asie-Europe. Trieste, et sa fiscalité généreuse, est devenu la nouvelle porte d’entrée… de la Turquie ! Encore faut-il pouvoir écouler ces flux avec l’efficacité requise. Longtemps les Alpes ont justement constitué une barrière tant pour le Nord que pour le Sud.

Mais l’efficacité portuaire joue aussi. Témoignage de cet entrepreneur suisse, en 2012 : « Les ports de Rotterdam, Anvers et Hambourg sont de plus en plus encombrés et parfois un conteneur attend une semaine ou deux avant d’être envoyé à sa destination. Pour notre société, l’alternative des trois ports italiens est déjà une réalité. » Pour 2024, le seul port de La Spezia prévoit un vaste plan de modernisation mêlant l’Autorité portuaire avec une communauté d’entrepreneurs privés très actifs. « Pour le port de La Spezia » – explique Daniele Testi, directeur marketing de Contship Italia – « il est essentiel de devenir de plus en plus une passerelle internationale, ce qui signifie qu’il faut disposer d’un système capable de gérer rapidement le dédouanement en mer (…) La Spezia doit couvrir des zones de marché qui peuvent encore être élargies, telles que la Suisse et le sud de l’Allemagne. » Ce « petit » port qui a fait 1,47 million d’EVP (Equivalent Vingt Pieds) en 2016, a envoyé près de 7.465 trains de fret (+ 6,4%).

>> Le port de Trieste, champion du report modal

Le système de « retro-porti », ou « port-intérieur ». Le nord de l’Italie compte un grand nombre de terminaux intermodaux très actifs, tous branchés sur les grands flux européens. Ici le terminal de Melzo, non loin de Milan.

L’autre volet tient à l’économie italienne elle-même. Riche d’un tissu de PME forgé par un capitalisme familial et d’entreprises très diversifiées, le nord de l’Italie fournit un grand nombre de biens qui inondent les magasins de l’Europe entière. En 2013, une mission du Sénat français constatait que l’industrie lombarde est dominée par des petites et moyennes entreprises familiales, souvent sous-traitantes de l’industrie allemande, et par la présence de plusieurs grandes entreprises. Elle est florissante dans de nombreux secteurs, en particulier ceux de la mécanique, l’électronique, la métallurgie, le textile, la chimie, la pétrochimie, la pharmacie, l’agroalimentaire, le mobilier et les chaussures. Milan et sa province comprennent près de 40 % des entreprises industrielles lombardes. La part de l’industrie dans l’emploi est largement supérieure à la moyenne italienne (36,2 % des actifs contre 29,9 %). « De façon encore plus frappante, l’excédent manufacturier de l’Italie atteint 94 milliards d’euros alors que la France est déficitaire de 37 milliards d’euros. » (Chiffres 2012). Des flux importants qui utilisent partiellement – mais pas assez -, le trafic ferroviaire, et qui justifient les nouveaux tunnels alpins si on veut une diminution du trafic routier, déjà trop élevé.

Un peu de hauteur

Par trafic ferroviaire on songe évidemment au transport combiné. « Mettez ces camions sur les trains » clament riverains et politiciens. Fort bien. Mais là encore la technique impose des restrictions. Alors que le monde de la route a pu imposer ses camions de 15,50m et 44 tonnes en une décennie, le chemin de fer, lui, vit toujours avec son bon vieux gabarit d’une autre époque, celle où le camion n’existait pas. Les électrifications successives, et les ponts construits lors de suppression de passage à niveau n’ont pas pris en compte une norme qui n’existait pas dans les années 60 à 70. La hauteur de 4m, cela signifie 427cm de libre au coin des camions. De nombreux ouvrages ont déjà été adaptés en Suisse, mais pas partout en France et en Italie.

>> Les quatre types de transport combiné

À cela s’ajoute un autre problème technique : 80% des remorques vendues ou en circulation ne sont pas préhensibles par pinces, pour être placées sur des wagons. Cela limite le report modal et le trafic des trains, nous y reviendrons ultérieurement. Pour l’heure, revenons aux tunnels alpins.

800 trains par jour en 2030

Les régions du Nord-Ouest Piémont, Ligurie et Lombardie sont traversées par 3 corridors du réseau de transport d’Europe centrale : le corridor Rhéno-Alpin, le corridor Scandinavie-Méditerranée et le corridor Nord-Méditerranée dont Turin – Lyon est un segment fondamental. Ces trois corridors ferroviaires relient certaines des régions les plus densément peuplées et industrielles d’Europe, qui concentrent, sur 1.200 kilomètres, des zones de production d’importance mondiale. C’est dire l’importance des enjeux. La région du corridor du Rhin représente à elle seule 18% du PIB européen et prévoit une augmentation du transport ferroviaire dans le scénario 2030 de 44,6 à 82,6 millions de tonnes. Le corridor méditerranéen représente 17% du PIB européen et prévoit une augmentation du transport ferroviaire dans le scénario 2030 de 22,2 à 81,2 millions de tonnes. La zone du corridor Méditerranée-Scandinavie, plus étendue, représente 27% du PIB européen et prévoit en 2030 un doublement du pourcentage actuel du transport par rail.

>> Le corridor Rhine-Alpine

Dans le concret, côté rail italien, 16 chantiers ont été ouverts en direction de la Suisse pour qu’en 2020, à la fin de tous les travaux, 390 trains circulent chaque jour, contre 290 aujourd’hui. Plus à l’Est, l’engagement sur le Brenner est d’une importance cruciale : une fois terminé en 2026, ce tunnel le plus long du monde ingurgitera un transit estimé à 400 trains contre 290 actuellement. Si on additionne tous les trafics prévus en Suisse et en Autriche, on nous promet là une capacité de… 800 trains par jours, trains de voyageurs inclus ! Où en est-on à propos des tunnels alpins ?

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Suisse : mission presqu’accomplie

La Suisse, située au centre de la zone la plus riche du monde (Londres-Bologne), avait déjà construits trois tunnels, de 1882 à 1913. Elle décida d’en dédoubler deux : le nouveau tunnel de base du Lötschberg (ligne Berne-Milan), fût ouvert en 2007, pour une longueur de 34,6km. En 2016, les 57,1km du nouveau tunnel de base du Gothard étaient mis en service. Un ouvrage complémentaire sur la même ligne Zürich-Milan, le tunnel du Ceneri, clôturera définitivement ces immenses chantiers dès décembre 2020. Avec plus d’1 millions de poids-lourds sur l’autoroute du Gothard, l’intérêt des deux projets ne fait guère de doute si on veut mener une politique de report modal. La capacité du nouveau Gothard lui permettrait de recevoir jusqu’à 260 trains de marchandises et 65 trains de voyageurs par jour.

>> Gothard, trafic et démocratie directe : le ferroviaire version suisse

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L’entrée du Lötschberg, tunnel en service depuis 2007

L’Autriche : on avance !

En 2017, 2,25 millions de camions ont franchi le col du Brenner par autoroute entre l’Italie et l’Autriche. La croissance économique enregistrée par l’Italie depuis 2017 a un impact positif sur le transport de marchandises par route. En moyenne, plus de 36.000 véhicules tous types traversent le Brenner chaque jour. Une situation dont personne ne peut se vanter, à l’exception peut-être des chauffeurs routiers. La Bavière et le Tyrol, le Tyrol du Sud et le Trentino italien gémissent sous l’énorme volume de trafic sur l’un des plus importants axes de transit Nord-Sud d’Europe. Avec la nouvelle coalition au pouvoir, le Tyrol a instauré 16 fois par an une circulation des camions par blocs de 300 véhicules à l’heure, provoquant de grosses batailles politiques avec ses deux voisins, allemand et italien. La raison de ce vacarme : selon le gouverneur Günther Platter (ÖVP) « le transfert du fret ferroviaire vers le rail, souhaité par toutes les parties, ne progresse pas encore comme prévu. » Que fait l’Autriche, précisément ?

Le quotidien des tyroliens : un bilan carbone exécrable (photo SWDR)

Le pays investit actuellement dans trois grands tunnels, tous en chantier : le tunnel de base du Brenner, le tunnel de Koralm, ainsi que le tunnel de base du Semmering. Tous ces projets devraient être achevés d’ici 2026 au plus tard. À cela s’ajoutent les lignes d’accès dont l’achèvement est prévu cinq à dix ans plus tard.

Le Brenner : ouverture à l’exploitation prévue pour 2026. L’ouvrage comprend déjà le contournement ferroviaire d’Innsbrück, terminé depuis 2017 (photo BBT SE)

Le tunnel de base du Brenner (BBT) est un tunnel ferroviaire reliant l’Autriche et l’Italie. Il est stratégiquement situé sur le corridor TEN Scan-Med (Scandinavie – Méditerranée). Ce tunnel fait partie des accords de Essen de 1994 et la décision de le construire date de 2004. L’intention de construire le tunnel a été affirmée à plusieurs reprises dans des accords intergouvernementaux entre l’Autriche et l’Italie, le 15 juillet 2007, avec un mémorandum signé à Vienne par les ministres de l’infrastructure, Werner Faymann et Antonio Di Pietro. En mai 2009, les ministres des transports de l’Autriche, de l’Italie et de l’Allemagne ont signé à Rome, en présence des gouverneurs et présidents des provinces, ainsi que des représentants des compagnies ferroviaires, du coordinateur de l’UE, Karel Van Mierts, et du vice-président de la Commission européenne, Antonio Tajani, un accord de base pour la construction du tunnel de base du Brenner. Un Plan d’action 2009-2022 comprenant des mesures concrètes obligatoires visant à améliorer la logistique ferroviaire ainsi que des mesures visant à faire passer le trafic de marchandises lourdes de la route vers le rail était mis sur pied dans la foulée.

Du côté autrichien, les travaux furent officiellement lancés le 19 mars 2015. Ils devraient être terminés d’ici le 31 décembre 2025, pour une mise en service en 2026. En comptant le contournement d’Innsbruck – en grande partie souterrain et déjà terminé – le BBT, avec ses 64 km de longueur, sera un des plus longs tunnels ferroviaires du monde. Il sera alimenté – et c’est une première en Autriche – en 25kV 50Hz tandis que la signalisation sera obligatoirement en ETCS niveau 2.

Les deux autres tunnels traversent aussi les Alpes, mais ont une vocation plus régionale. Le tunnel du Semmering est un tunnel ferroviaire d’une longueur de 27,3 km, dont le tracé passe sous la partie nord des Alpes, entre Gloggnitz et Mürzzuschlag. Le tunnel de Koralm est le sixième tunnel ferroviaire le plus long du monde et doit relier la Styrie et la Carinthie.

Et la France dans tout cela ?

L’hexagone s’est évertuée depuis toujours à s’ancrer à ladite « banane bleue » via les Hauts de France et le Grand Est, mais force est de constater que les grands flux Benelux-Italie transitent plutôt par la rive droite du Rhin. Si la région Rhône-Alpes et l’Île de France demeurent des espaces économiques importants et riches en Europe, on constate que la traversée des Alpes française est surtout le fruit des flux Grande-Bretagne-Italie, le Benelux préférant le corridor Rotterdam-Gênes. Du coup, il est permis de s’interroger sur les flux qui transitent via Modane.

Lyon-Turin : un accouchement dans la douleur 

La liaison ferroviaire à grande vitesse, fret et voyageurs Lyon-Turin, en cours de construction, n’en finit pas de faire couler beaucoup d’encre. Elle est pourtant aussi inscrite depuis le sommet d’Essen, en 1994, au titre de liaison Valence-Ljubljana inscrite comme projet prioritaire n°6 des réseaux trans-européens de transports. Être inscrit sur la liste d’Essen suppose un certain nombre de travaux laissés à l’appréciation des États membres, l’Europe payant une partie selon certains critères.

Le projet de tunnel Lyon-Turin a fait l’objet d’un traité entre la France et l’Italie, signé à Turin en 2001, puis ratifié par les parlements respectifs. Mais une phrase cristallise tous les débats concernant sa réalisation : « La mise en service devra intervenir à la date de saturation des ouvrages existants. » D’où une solide guerre des chiffres concernant l’état des lieux de la ligne actuelle via Modane et le tunnel du Mont-Cenis (1871), la date supposée de saturation de la ligne, le tout sur fond d’autres guerres mêlant la défense de l’écologie, la décroissance et des confrontations idéologiques diverses sans grand rapport avec les flux économiques…

Le Lyon-Turin, pas de retour en arrière sans coûts astronomiques (photo LTF)

LTF, qui d’octobre 2001 à février 2015 a mené les études et travaux de reconnaissance de la nouvelle ligne Turin-Lyon, a été remplacée par le promoteur public TELT. Pour convaincre les gouvernements français successifs, les tenants du Lyon-Turin avaient jusqu’ici concentré leurs efforts de lobbying sur la réalisation du tunnel transfrontalier long de 57 kilomètres, sans évoquer les accès, qui alourdissaient la note. On « limite » ainsi la facture à 8,6 milliards d’euros, dont 40 % financés par l’Europe et 25 % seulement par la France (2,25 milliards). Mais c’est d’Italie que la menace gronda. Le Mouvement 5 étoiles, membre de la nouvelle coalition gouvernementale populiste au pouvoir à Rome, est un opposant farouche de la future liaison ferroviaire, à l’inverse de la Ligue du Nord, également membre du gouvernement. La semaine dernière, la mairie de Turin se déclarait opposante au projet de Lyon-Turin, provoquant les crispations d’usage dans la péninsule.

Au Monde, Jacques Gounon, président de la Transalpine, déclare que : « un coup d’arrêt, pour autant qu’il soit juridiquement possible, coûterait plus cher à l’Italie ». Le coût d’un éventuel abandon entraînerait 2 milliards d’euros de frais à verser aux entreprises déjà engagées dans le projet, auxquels s’ajouterait le remboursement de 1,184 milliards d’euros déjà versées par Bruxelles pour le chantier. Ambiance…

Des chiffres et des lettres

Selon l’Observatoire des trafics français, les trafics France-Italie et Suisse-Italie sont similaires en volume, à hauteur de 40 millions de tonnes annuels chacun, mais radicalement différents dans leurs modes : le transport par rail est très minoritaire (8 % du total) pour la France, mais largement prédominant pour la Suisse (60%). Par « transit alpin » en France, on entend une zone de passage qui va de Chamonix à Vintimille. Or le trafic fer via la Côte d’Azur est lui aussi insignifiant, à l’inverse du trafic des poids-lourds. Rappelons qu’au niveau national français, le transport des biens et marchandises utilise pour l’essentiel le réseau routier. La part modale de la route était de 88 % en 2016, 10 % pour le fer et 2 % pour le fluvial (source : Comptes des transports de la Nation, 2016).

Modane (photo Florian Pépellin via wikipedia)

Le poids moyen transporté par les trains sur la ligne historique via Modane engendre un coût unitaire trop élevé et la ligne présent un certain nombre de restrictions techniques. Dans les années 2000, la ligne a pu être adaptée au gabarit B1, qui autorise les camions de 4m de hauteur d’angle. Mais cela ne règle pas le problème de la longueur admissible des trains. La compétitivité du train, garant d’un report modal, repose en effet sur un allongement des rames et des tonnages transportés. Ce que italiens, suisses et autrichiens ont bien compris. Or ces critères ne semblent pas compatibles avec la ligne historique du Fréjus qui a des pentes très raides, jusqu’à 31‰, et des rayons de courbure parfois serrés à 400m, deux aspects qui augmentent la résistance des trains, usent davantage l’infrastructure, augmentent les coûts d’entretien et limitent la tension mécanique aux attelages.

Mais comme on l’ignore peut-être, le tunnel actuel, qui relie Modane à Bardonecchia, est géré par RFI, le manager d’infrastructure italien. Et celui-ci vient de durcir pour 2021 la réglementation italienne sur le passage par tunnel ferroviaire, notamment pour les normes anti-incendie. En prenant en compte certaines interdictions de croisement et de poursuite en galerie, la capacité pourrait alors passer à 42 trains par jour si une mesure d’interdiction absolue de croisement était prise. Une horreur quand on songe aux 400 trains évoqués à terme sur le Brenner autrichien… Selon Le Dauphine, les grands élus de Rhône-Alpes auraient été officiellement mis au parfum de la chose, par un courrier de Jacques Gounon en septembre dernier.

Miser sur des opérateurs multiples

Le véritable enjeu concerne les flux. La route par Modane ne mène pas à la « banane bleue » et la France peine à capter des flux au demeurant très éclatés. Selon les sources, la masse des conteneurs, pour 45 % en Ile de France et 51 % en Rhône-Alpes, proviennent des ports de… Anvers, Rotterdam, Bremerhaven ou Hambourg. Soit bien loin de Modane. Mais il y a surtout, en coulisse, cette volonté de faire traiter le ferroviaire qu’avec la seule SNCF, en phase de grosse réforme. On se souvient jadis des utopies du style Magistrale Eco-Fret, projet intégralement composé pour la SNCF…

En Suisse, une bonne moitié des trains de transit sont opérés par des privés étrangers, ce qui a boosté les trafics. Une bonne poignée d’autres privés récupèrent aux frontières italiennes les flux suisses pour les évacuer en Lombardie, au côté de Mercitalia, l’opérateur historique. Parmi ces privés, un certain… Captrain Italia, filiale SNCF.

Compte tenu de l’expérience gâchée de Perpignan-Figueras, avec ses 6 à 8 trains de fret quotidiens, on peut s’interroger sur la stratégie de la France au sujet du transit ferroviaire. Si la SNCF se porte très bien à l’étranger via Captrain (et Keolis), ce dynamisme ne percole pas dans l’hexagone. Et cela, c’est dommageable pour le Lyon-Turin, alors que la question des opérateurs privés ne se pose même plus en Suisse et en Autriche. Question de culture. Mais lorsqu’un cadre d’industrie vous répond qu’il « essentiel pour la France de cultiver sa singularité… », il est permis de douter et on est presque confus à vouloir faire des comparaisons avec les voisins…

Au final…

La conclusion est qu’une fois encore, les conditions politiques favorables au développement qui associe tant le public que le privé sont les seules qui permettent un développement durable des régions et le transfert modal tant souhaité. La rénovation d’une ligne de montagne, c’est se battre contre la corrosion, les infiltrations d’eau, la fragilité des parois rocheuses, les difficultés d’accès pour l’entretien, la plateforme abîmée par le temps, et on en passe. Les pentes ne peuvent pas être ravalées pour « faire plus plat ». Un tunnel humide reste un tunnel humide. Le chemin de fer, c’est tout sauf simple et cela ne se gère pas comme une simple route…

Un exemple encore en Italie, où Gênes sera désenclavée par une nouvelle ligne appelée Terzo Valico dei Giovi, en construction depuis 2012. Le parcours fait 53 km de long dont 37 en tunnel et est conçu pour des camions de 4 m de haut. Le projet devrait coûter 7 milliards d’euros et s’achever en 2021. Cet ouvrage est considéré comme une priorité dans la liaison avec l’Europe centrale pour le transport de marchandises en transit quotidien depuis le port génois et celui de Savone, qui accepte depuis peu des navires de 20.000 TEU. Ces travaux font notamment partie du grand corridor Rhin-Alpes et permettront aux ports italiens de consolider leurs flux.

Cela démontre aussi que, sans être un apôtre du béton à tout prix, des infrastructures de qualité comptent pour beaucoup, tant au niveau portuaire qu’au niveau ferroviaire. Parfois, cela passe par de la reconstruction, voire une construction nouvelle là où cela s’impose. Une certitude : on ne fera pas du transfert modal à l’aide de solutions bricolées pour correspondre à des idéologies dépassées. À ce stade, qui va gagner la bataille des Alpes en 2030 ?

L’Italie reliée au nord de l’Europe. Route roulante suisse du BLS, un classique entre Novara (IT) et Freiburg (DE), non loin de Colmar…

Références

Primocanale.it 2016 – Opera fondamentale nel corridoio Genova-Rotterdam – La Svizzera apre il mega tunnel San Gottardo, il porto di Genova guarda ancora da lontano

Observations de la mission sénatoriale sur son déplacement en italie du nord, les 29 et 30 avril 2013

Stati generali della logistica per lo sviluppo delle infrastrutture di trasporto e della logistica nel nord ovest – Novara, 9 aprile 2016

Genova – Rotterdam : un corridoio sostenibile

Spezia porta d’ingresso per Svizzera e Germania

Le gouvernement italien critique la production de blocs de camions dans le Tyrol.

Osservatorio Per Il Collegamento Ferroviario Torino Lione – Vérification du modèle d’exploitation pour le tronçon national côté Italie, Phase 1 – 2030 – 10 novembre 2017

Transport de marchandises à travers les Alpes

Le Moniteur – 2017 : Les autoroutes ferroviaires : une ambition qui peine à se réaliser

2017 – « Le Lyon-Turin sera un vecteur d’emploi et de croissance »

Le Dauphiné 2018 – Lyon-Turin : le tunnel actuel est pratiquement saturé, selon Réseau ferré de France