Pas de bons services trains sans bonnes infrastructures. Cette évidence doit encore être rappelée, alors que l’infrastructure ferroviaire suscite une interrogation quant à ses coûts et son entretien dans toute l’Europe. En Allemagne, en Suisse, en Suède, au Royaume-Uni, partout, la hausse du nombre de chantiers est une réalité. On peut s’en réjouir comme s’en inquiéter : le réseau ferré européen est-il dégradé à ce point ? Pourquoi l’infrastructure est-elle le parent pauvre de la politique ferroviaire ? Il y a des précédents. Tentons d’y voir plus clair.
Jadis, la voie marginalisée
« Elles » s’en plaignaient déjà dès leur construction : les sociétés ferroviaires du XIXème siècle qui construisirent le réseau ferré étaient gangrènées par les coûts faramineux de la voie. Il fallait faire quelque chose. Lorsque dans les années 1910 à 1947, tous les chemins de fer d’Europe se trouvèrent tour à tour nationalisés, les « nouvelles » compagnies publiques ainsi créées recevaient aussi le réseau. Logique dirions-nous ! Sauf qu’une première erreur a lieu dès 1945/46 : reconstruire au plus vite le chemin de fer détruit par la seconde guerre mondiale, avec les critères techniques… des années 30. C’est ainsi que les voies conservèrent leurs pentes, leurs courbes et la technique de la voie conçues pour les trains à vapeur. Quand arriva l’électrification, les trains bien plus lourds, la signalisation lumineuse et la commande centralisée du trafic dans les années 60 à 70, rien ne changea fondamentalement sur le profil de la voie, ou à peine. Bien évidemment, rails et ballast étaient renouvelés, la voie renforcée. On supprima bien quelques passages à niveaux cà et là, il y eut bien quelques rectifications de dévers et on créa des alignements mieux adaptés à la traction électrique, pour davantage de vitesse, mais de manière générale l’enveloppe de la voie resta celle construite au XIXème siècle. Les tunnels du Gothard, du Simplon, du Fréjus et tant d’autres datent tous des années 1900, époque où les conteneurs High Cube n’existaient pas…
Un malheur ne venant jamais seul, la voie restait un énorme fardeau financier pour les sociétés ferroviaires, handicapant leur développement. Outre le fait d’être un objet considéré parfois comme secondaire, l’infrastructure ferroviaire était aussi tributaire de la gourmandise des autres divisions des entreprises ferroviaires, où l’on préféra donner la priorité aux belles locomotives et aux trains rutilants, tout en se disant que « ca passera sur n’importe quelle voie ». Dans les années 90, face à la perte des voyageurs, on centra fortement la politique ferroviaire sur le client : pour l’appâter, on l’a choyé, parfois par des extensions de capacité, par de belles gares, par de nouveaux services digitaux coûteux à mettre en place, pour lui offrir plus de trains et plus de services qu’hier. La politique des années 2000 fait la part belle aux extensions de capacités, nécessaires mais qui engloutissent des fleuves de deniers publics. Dans l’intervalle, le réseau est alors utilisé à son maximum, et l’usure des éléments s’envole. L’argent vient à manquer pour le simple entretien. On se dit toujours « que ca passera », mais la sécurité impose des baisses de vitesse là où les limites techniques sont atteintes. On reconnaît l’erreur même en Suisse, royaume incontesté du rail : « [Trop] longtemps, l’extension du réseau a eu la priorité sur son entretien. », rappelait un cadre des CFF. La politique de marginalisation de la voie, on la paye très cher de nos jours…

Une affaire d’État ou d’entreprise ?
Les infrastructures constituent des actifs dont la durée de vie se compte en décennies, voire pour certains d’entre eux (ports, réservoirs, autoroutes…) en siècles, et dont la valeur est généralement indexée sur l’inflation. Or le rôle de l’État est justement d’offrir à son peuple et à ses entrepreneurs l’infrastructure adéquate pour faire fructifier les déplacements et, par delà, toute l’économie du pays. Les pays qui sont dépourvus d’infrastructures figurent parmi les plus pauvres, à commencer par l’Afrique et l’Asie centrale. Sans infrastructures, pas d’économie. Le prix à payer est souvent énorme, recouvrable à très long terme et constitue une dette d’état. Aucune société privée n’a les reins solides pour en être propriétaire d’une infrastructure, excepté Eurotunnel/Getlink…
Exploiter des mobiles (trains, camions, avions) est très différent que d’exploiter et entretenir un réseau : ce ne sont pas les mêmes métiers, ni les mêmes conditions financières, ni les mêmes paramètres. A-t-on fait une erreur en « donnant » le réseau ferroviaire à un seul opérateur, lequel est étouffé par les dettes d’entretien et d’exploitation ? L’État ne devait-il pas prendre ce réseau à sa charge, comme il le fait pour les autres transports ? En réalité, le but des nationalisations, pour les politiques, était de se débarrasser d’un réseau très lourd et difficile à gérer. Ce fut « bon débarras » à nos chemins de fer, seules sociétés à posséder leur réseau.
Il n’est pas bon d’être le propriétaire d’une infrastructure, sauf conditions financières très particulières et très encadrées (LGV Lisea, Eurotunnel, certains ponts et tunnels à péage…). Le citoyen n’est pas propriétaire des routes et autoroutes. Pour rouler, il paye une taxe annuelle et un péage à l’utilisation. C’est insuffisant et l’État renfloue le manque à gagner. Idem pour les aéroports et les ports maritimes : les transporteurs ne sont jamais propriétaire de tout un port ou d’un hall d’aéroport. Ils payent à l’usage. Air France n’est pas propriétaire de Roissy ni d’Orly, mais un « très bon locataire ». CMA-CGM n’est pas non plus propriétaire de Fos…
Les coûts du transport ferroviaire vont crescendo. « L’infrastructure ferroviaire est de plus en plus sollicitée. Les trains circulent plus fréquemment, plus rapidement, avec plus de voyageurs » rappelle-t-on en Suisse. Sur nos routes et dans le ciel, les acteurs sont multiples et en concurrence, ce qui les mène à rechercher une bonne productivité pour « faire du transport moins cher », souvent au prix, il est vrai, de quelques entorses sociales. Le chemin de fer, a contrario, est très intensif en capital et dispose d’une main d’œuvre très encadrée où dominent les lourdeurs de la filière métier, de l’ancienneté et du reclassement. Ca pèse sur les comptes et sur la réactivité, et le chemin de fer devient alors davantage un objet social plutôt qu’une entreprise de transport. Multiplier les opérateurs sur le réseau ferré est une option pour obtenir des recettes supplémentaires et obliger les entreprises en monopole à revoir leurs processus de travail. Non sans douleurs idéologiques…
L’infra coûte toujours chère
Les infrastructures ferroviaires, vieillissantes, ont fortement alourdis les dettes contractées par les entreprises publiques de chemin de fer. Elles pèsent aussi sur l’exploitation : moins de lignes, moins de trains, moins de recettes, c’est l’emballement. Les entreprises intégrées n’ont dès lors plus de réserves financières pour développer des nouveaux trafics, eux-mêmes limités par le manque de capacités du réseau. On tourne en rond….
Lorsque l’Europe décida que d’autres opérateurs pouvaient faire valoir leurs droits à rouler sur une infrastructure ferroviaire nationale, l’occasion fut donnée de dissocier les comptes, de séparer l’infrastructure des exploitants qui roulent dessus. Certains pays adoptèrent la séparation pure et simple, avec la création d’un nouveau gestionnaire dédié, alors que d’autres maintinrent l’infra ferroviaire au sein d’une holding avec un bilan comptable séparé. Dans tous les cas de figure, il est apparu que les gouvernements se penchaient un peu plus qu’auparavant sur les infrastructures ferroviaires – et pas seulement aux beaux trains -, pour réellement opérer un transfert modal de la route vers le rail comme promis (un peu vite) dans de nombreux discours politiques. Quand les bilans chiffrés de l’infra furent transmis aux gouvernements européens, certains ministres eurent mal au ventre… Une étude de 2016 montre une moyenne de 50.000 euros de dépenses annuelles par kilomètre de lignes conventionnelles. Cela varie d’un kilomètre à l’autre, mais l’infrastructure ferroviaire, c’est avant tout une usine électrique et électronique sous surveillance permanente. Cela coûte donc cher et cela diffère fondamentalement de la route ou de l’aérien où le secteur électrique est très peu présent…

Les élus face au mur budgétaire
On remarque depuis quelques temps que les tutelles étatiques, dans toute l’Europe, reprennent la main avec différentes solutions. Maintenance et constructions nouvelles font l’objet de budgets séparés, et le pouvoir politique veut dorénavant surveiller ce que l’on fait avec l’argent public.
Aux Pays-Bas, ProRail, le gestionnaire indépendant du réseau ferré, dépense près de 250 millions d’euros par an uniquement en maintenance pour 4.500 kilomètres de ligne. « De plus en plus de trains sont en circulation (…) les choses vont commencer à se compliquer, (…) Mais après [2030], nous devons commencer à élaborer d’autres solutions » explique Wouter van Dijk, responsable des transports et des horaires chez ProRail. Selon le gestionnaire d’infrastructure, des voies supplémentaires ont peu de sens et il est également difficile d’en construire de nouvelles, car il reste peu de foncier disponible. Le gouvernement songe à modifier les statuts de ProRail pour en faire une administration plus proche de l’État.
En Allemagne, on compte chaque jour près de 850 chantiers, uniquement de rénovation, faisant d’ailleurs l’objet d’un budget spécifique, disctinct des « nouvelles capacités ». La DB se trouve face à un monstre de dettes et des chantiers multiples qu’elle a difficile à boucler. Les infrastructures, ce sont parfois des travaux lourds qui posent – hélas – des problèmes politiques. Avec près de 5 milliards d’euros par an reçus de Berlin, pour 33.500 kilomètres de lignes, on estime chez DB Netz « qu’il est difficile de renouveler à la fois l’infrastructure délabrée et de financer la modernisation » rapportait Der Spiegel en 2018 ! Devant les difficultés, les Verts et les socialistes veulent sortir DB Netz de la Holding DB, et assurer le financement séparément, pour mieux le contrôler…
En France, on se bat pour maintenir les petites lignes, dans un pays où les campagnes continuent de lentement se vider. La Cour des Comptes relevait que le poids du renouvellement des lignes les moins fréquentées (UIC 7 à 9) sur la période 2008-2012 fut trop déséquilibré au détriment du réseau « structurant. » La tendance s’inversa brutalement dès 2013 vers le réseau grandes lignes, où l’on constata par ailleurs que le poids des investissements de renouvellement dépassa les 50 % sur l’ensemble des dépenses de maintenance. L’actuel contrat de performance 2017–2026 prévoit de porter les investissements annuels de renouvellement à 3 Md€ en 2020. La SNCF envisage de déléguer l’entretien de certaines petites lignes à des prestataires privés. Sur ces petites lignes, les agents seraient plus polyvalents, là où les règles de la SNCF sont plus pesantes. « En réalité, un des sujets sur ces petites lignes, c’est là où la polyvalence joue beaucoup. C’est là où le fait aujourd’hui que l’on soit peu polyvalent handicape » détaillait Patrick Jeantet à La Tribune.
Scénario identique outre-Manche, au Royaume-Uni. Le secrétaire d’État Chris Grayling a confirmé qu’un nouveau processus de financement sera mis en place pour les mises à niveau et les améliorations majeures dans le but de fournir « plus de rigueur dans les décisions d’investissement », rapporte IRJ. Network Rail se transforme en entreprises décentralisées pour mieux répondre à ses clients et aux communautés locales. Cette orientation locale, combinée à l’ouverture du financement et de la réalisation de projets d’investissement à des tiers, « contribuera à accroître l’efficacité et la valeur pour le contribuable. » Rappelons que la requalification de Network Rail en tant qu’organisme du secteur public limite son accès au financement bancaire commercial. Sa restructuration en « itinéraires » et responsabilités régionales permettra à Network Rail d’obtenir des services et des fournitures localement plutôt que de manière centralisée, lorsque cela offre un meilleur rapport qualité-prix.
Network Rail disposera d’un budget de 47,9 milliards de livres (55,77 milliards d’euros) pour l’exploitation, la maintenance et les renouvellements du réseau au cours de la « sixième période de contrôle » (CP6), portant sur la période d’avril 2019 à mars 2024.
En définitive…
Les gestionnaires d’infra peuvent compter sur de nouvelles manières de gérer et d’entretenir la voie ferroviaire, par de nouvelles techniques de diagnostic, de nouveaux engins de travaux plus performants mais surtout par de nouveaux processus de travail.
On peut construire tous les beaux trains que l’on veut, mais il ne faut pas croire qu’ils rouleront sans problèmes sur une voie à l’entretien minimaliste. En Suisse, en Allemagne, ailleurs en Europe, le rattrapage pour une infra mieux que « juste ce qu’il faut » va prendre plusieurs années et engloutir beaucoup de subsides, parfaitement justifiés et nécessaires. Il ne s’agit plus de faire la sourde oreille : il faut prouver à nos élus que le rail est bel et bien un outil pour les déplacements de demain. Car en face, d’autres acteurs s’activent aussi à démontrer que la route et l’aérien peuvent aussi faire du transport écologique et pour tous. La transition écologique ne signifie pas transports chers et économie étouffée. Il faudra donc arbitrer…