Eurotunnel : 25 ans déjà, et l’ombre du brexit

Eurotunnel fête ses 25 ans. L’occasion d’un bilan sur l’une des infrastructures les plus audacieuses du monde. Cela faisait deux siècles que l’on rêvait de relier les rives françaises à celles du Royaume-Uni, sous le détroit de Calais, où la distance est la plus courte. Une première tentative avait eu lieu au début des années 70, avant d’être stoppée en janvier 1975, lorsque Harold Wilson annonça la décision de la Grande-Bretagne de renoncer au tunnel, « pour des raisons économiques ».

En juin 1981, Michel Rocard, Ministre socialiste du Plan en France, lance une étude préliminaire auprès des sociétés d’ingénierie internationales ayant pour objet une liaison ferroviaire à grande vitesse France-Angleterre en spécifiant – et c’est à souligner – que l’ingénierie financière devra être assurée sans le concours de fonds publics. Un « détail » qui a sûrement dû plaire à Margaret Thatcher, fraîchement élue et initiatrice d’un changement de paradigme mondial…

Le 20 janvier 1986, François Mitterrand et Margaret Thatcher, réunis à Lille, annonçaient le choix de tunnel proposé par France Manche et Channel Tunnel Group, parmi quatre projets concurrents. Ce sera un tunnel à trois tubes, dont un pour le service, exclusivement ferroviaire. L’option ferroviaire, par rapport à d’autres projets autoroutiers, est surprenante et met fin à l’hégémonie de la route en matière de grands travaux de génie civil. Avec le tunnel, le train revenait au-devant de la scène.

Le tunnel sous la Manche est un tunnel ferroviaire de 50,5 km de long sous la Manche, reliant Coquelles dans le Pas-de-Calais (France) à Folkestone dans le Kent (Royaume-Uni), exploité par Eurotunnel sous concession du gouvernement britannique et du gouvernement français jusqu’en 2086. Le tunnel, qui s’étend sur 38 km jusqu’à 75 m sous le fond marin, a été construit par un consortium du secteur privé composé de 5 entreprises de construction britanniques et de 5 entreprises françaises, nécessitant 15,400 milliards d’euros (13,650 M £ – 2018 prix) et 6 ans de travaux. Le tunnel fut officiellement inauguré le 6 mai 1994 avec François Mitterrand et Elisabeth II, tous deux venus… par train.

L’ouvrage a été reconnu comme l’une des « Sept merveilles du monde moderne » par l’American Society of Civil Engineers, aux côtés de l’Empire State Building, du barrage d’Itaipu en Amérique du Sud, de la tour CN à Toronto, du canal de Panama, des travaux de protection de la mer du Nord aux Pays-Bas et au Golden Gate Bridge à San Francisco.

La particularité essentielle du tunnel sous la Manche est que cette infrastructure est entièrement privée, bien que les gouvernements de France et de Grande-Bretagne gardent la main en coulisses, pour d’évidentes raisons de sécurité. Tous les utilisateurs qui doivent l’emprunter, à commencer par Eurostar, payent donc un péage assez onéreux.

Le groupe Eurotunnel, qui a changé de nom en 2017 pour s’appeler Getlink, réalise un chiffre d’affaires de plus d’un milliard d’euros et transporte plus de 21 millions de passagers par an, grâce à un système de navettes ferroviaires qui fait concurrence avec les ferries, toujours actifs à travers le Détroit. Selon différents rapports, 26% des échanges de marchandises entre le Royaume-Uni et l’Europe continentale passent par le tunnel sous la Manche chaque année, ce qui représente une valeur totale de 135 milliards d’euros par an.

Il ne faut pas confondre les navettes d’Eurotunnel/Getlink, qui ont un gabarit très large, avec le TGV Eurostar qui relie Londres à Paris, Bruxelles et, récemment, Amsterdam. Aucune navette d’Eurotunnel ne va à Londres ou Paris : leur taille les confine dans le stricte périmètre des installations du tunnel, à Coquelles en France et à côté de Folkestone, en Grande-Bretagne.

Eurostar e320 sortant du portail côté français. Ce n’est pas Eurotunnel, c’est un client d’Eurotunnel (photo mediathèque Getlink)

Elles font des allers-retours 24 h sur 24 dans les deux tubes dédiés à cette fin. « On » insère les Eurostar entre deux navettes, tout simplement. Eurotunnel dispose de deux cabines de signalisation en propre, une en France et une en Grande-Bretagne, qui gère tout le trafic de l’ensemble des installations. Actuellement, Getlink regroupe les activités des marques commerciales Eurotunnel, Europorte, premier opérateur privé de fret ferroviaire en France, ElecLink, future interconnexion électrique entre la Grande-Bretagne et la France via le tunnel sous la Manche, ainsi que CIFFCO, premier centre de formation privé dédié aux métiers du ferroviaire.

La dette, une question devenue politique…

Le tunnel sous la Manche a aussi pris une dimension politique en ce qui concerne la dette. Dans le nouveau monde de Thatcher et Reagan, une bataille féroce a opposé les tenants du service public d’État contre ceux qui préféraient la gestion privée. Nous n’allons pas revenir sur ce thème, mais simplement rappeler que la dette du tunnel est faramineuse. Selon Advanced Logistic Group, l’analyse économique du projet montrerait que le tunnel ne pouvait pas être considéré comme un succès, étant donné l’importance des ressources utilisées pour construire une infrastructure coûteuse qui ne fournit qu’un avantage marginal par rapport aux services de ferry établis de longue date.

Peu de temps après le début des opérations, Eurotunnel avait atteint une situation financière délicate résultant de l’escalade des coûts de construction et d’une surestimation importante du marché transmanche. Malgré la restructuration financière achevée en 1998, les finances d’Eurotunnel restèrent fragiles au point qu’en 2007 une deuxième et importante restructuration devenait nécessaire. Elle impliqua une remise de dette à hauteur de 3,400 milliards de livres et une réduction de la participation des actionnaires à 13% seulement. Les petits investisseurs furent les grandes victimes de la restructuration financière. Les investisseurs avisés qui avaient acheté un minimum de 1.500 actions en 1987 s’étaient vu dire qu’ils pouvaient aller et venir dans le tunnel autant de fois qu’ils le souhaitaient jusqu’en 2042. Trop généreux ? À n’en pas douter. Dès 2007, quelque 5.400 actionnaires fondateurs d’Eurotunnel perdirent leur droit de voyager à vie dans le tunnel sous la Manche et 6.300 autres actionnaires perdirent le droit de voyager gratuitement deux fois par an. Ce n’est pas la première fois que l’on faisait miroiter des cadeaux improbables à des petits investisseurs. Mais comme Thatcher ne voulait pas fournir un seul penny du Trésor britannique…

Cette deuxième restructuration financière a cependant permis à la société de disposer de bases financières solides et de générer depuis des bénéfices opérationnels suffisants pour faire face au fardeau de sa dette. Depuis 2009, Eurotunnel a versé des dividendes aux actionnaires. Le groupe a aujourd’hui une structure de dette traditionnelle avec des emprunts à long terme (collectivement dénommés «emprunt à terme»). Le montant total de l’emprunt à terme, indexation comprise, s’élevait à 3,7 milliards d’euros au 31 décembre 2016, et qui est détaillé à ce lien.

L’ombre du Brexit

Le 25e anniversaire marque une période d’incertitude pour le tunnel, qui a transporté 430 millions de passagers, 86 millions de véhicules et 410 millions de tonnes de marchandises depuis son inauguration le 6 mai 1994. Si la Grande-Bretagne devait quitter l’Union européenne sans accord, le bénéfice brut d’exploitation du tunnel au cours des premières semaines pourrait être affecté à hauteur de 15 millions d’euros environ, ne soit même pas 3% de des revenus de 2018. La hausse éventuelle des prix due au rétablissement des contrôles douaniers et frontaliers ne découragerait ni les voyageurs ni les entreprises qui l’utilisent pour leurs marchandises, qui sont pour la plupart des produits à haute valeur ajoutée.

Le Brexit offre cependant déjà quelques batailles. Fin 2018, le ministère des Transports britannique passait des contrats avec trois compagnies de ferry pour un montant de 107 millions de livres (120 millions d’euros) afin de limiter les perturbations dans les ports en cas de sortie de l’Union européenne sans accord. Ce qui a valu une plainte de Getlink pour concurrence déloyale. Le gestionnaire du tunnel a obtenu gain de cause en mars en recevant du gouvernement britannique 38 millions d’euros (33 millions de livres), pour faire face aux surcoûts du Brexit.

Le groupe Getlink n’a cependant pas attendu l’issue des négociations pour réaliser les investissements nécessaires à la mise en place d’une nouvelle frontière : regroupement des contrôles pour les camions, identification digitale des chargements à l’embarquement, sas à reconnaissance faciale pour les passagers des autocars et bientôt des voitures, tout est près… quand la date sera enfin connue.

 

Références :

2018 – Advanced Logistic Group / Ricard Anguera – The Channel Tunnel. Success or failure?

2019 – The Telegraph / Oliver Smith – 25 things you might not have known about the Channel Tunnel

2019 – Getlinkgroup.com – Structure de la dette

2019 – efe.com / Angel Calvo – Eurotunnel celebrates 25th anniversary under Brexit shadow

 

Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

Une réflexion sur “Eurotunnel : 25 ans déjà, et l’ombre du brexit”

Merci pour votre commentaire. Il sera approuvé dès que possible

Choisissez une méthode de connexion pour poster votre commentaire:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.