Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
31/08/2020 – (English version)
🟧 Nos brèves quotidiennes 🟧 Notre lexique ferroviaire 🟧 Nos newsletters 🟧 Nos fiches thématiques
L’ouverture du tunnel du Ceneri ce vendredi 4 septembre marque la fin des grands chantiers des traversées alpines en Suisse. Mission accomplie pour ce pays qui n’est pas membre de l’Union européenne, tandis que les deux autres pays voisins sont toujours occupés avec de gros travaux.
Le tunnel du Ceneri est le dernier grand ouvrage d’art du grand programme d’infrastructure NLFA que la Suisse a mis en route dès 1998. La nouvelle liaison ferroviaire à travers les Alpes (NLFA) est un projet de construction suisse visant à accélérer les liaisons ferroviaires nord-sud à travers les Alpes suisses. Il comprend 3 tunnels de base :
- le tunnel de base du Lötschberg, d’une longueur de 35 kilomètres, ouvert le 7 décembre 2007, qui a été la première partie de la NLFA à être livrée, mais qui n’est que partiellement achevée ;
- le tunnel de base du Saint-Gothard de 57 kilomètres, ouvert le 31 mai 2016 et …
- … le tunnel du Ceneri de 15,4 kilomètres, qui est ouvert ce vendredi 4 septembre 2020.

On notera toutefois trois éléments : nous parlons ici des traversées alpines sur les flux internationaux du grand axe Europe du Nord – Italie. Ensuite, les travaux d’achèvement de la deuxième voie du tunnel de base du Lötschberg devraient commencer en 2021/2022 pour une ouverture vers la fin de 2028. Enfin, un quatrième tunnel est en cours de construction au sud de Zurich, le tunnel du Zimmerberg, mais en 2010, il était décidé que la poursuite des travaux sur ce projet était mis en attente pour une durée indéterminée. Bien qu’il soit inclus dans le programme NLFA, il ne fait pas vraiment partie des flux internationaux Nord-Sud puisqu’il est principalement destiné à faciliter l’accès à Zurich. On peut donc dire que la Suisse, en inaugurant le Ceneri, achève un important programme d’infrastructures et que sa mission a été accomplie.

La traversée des Alpes représente un dossier important pour les suisses. Le pays est en effet le passage favoris et le plus court entre Cologne et Milan, mais au prix d’une importante pollution des montagnes et d’encombrements endémiques des infrastructures. C’est la raison pour laquelle la Suisse proposa de rehausser drastiquement le prix du transport routier en transit et de reverser un maximum de camions sur le rail.
Au-delà des tunnels, le grand défis des accès…
AlpTransit est une création de 1992, lorsqu’un référendum a ouvert la voie au financement des tunnels de base du Lötschberg et du Saint-Gothard et des travaux connexes. L’objectif principal était de réduire le nombre de poids lourds qui traversent l’environnement alpin sensible, et donc de réduire les émissions de gaz d’échappement nocifs. L’objectif de ne pas faire transiter plus de 650 000 camions par an en Suisse d’ici 2018 a été dûment inscrit dans la loi, mais au fil du temps, il est devenu évident que cette limite ne serait jamais atteinte. Les derniers chiffres de 2019 montrent qu’il y avait encore 898.000 véhicules en transit, malgré une part de marché de 70% détenue par le rail.
Mais l’enjeu principal de l’ensemble du corridor Benelux-Italie est d’avoir une route qui accepte les 4m de hauteur d’angle des camions. Or, si les trois tunnels suisses terminés disposent bien entendu de cette cote, tel n’est pas le cas de nombreuses sections de lignes en Allemagne et surtout, en Italie. En Suisse, l’impression domine que « les autres ne font pas le job »… L’incapacité des gouvernements allemand et italien à faire progresser la modernisation des voies d’accès aux dimensions du corridor suisse est fréquemment démentie dans les deux pays voisins, à coup d’annonces médiatiques. En septembre 2014, la Suisse avait conclu avec RFI une convention basée sur l’accord bilatéral avec l’Italie et qui contenait des exigences techniques de construction pour un couloir acceptant les camions de 4m entre la Suisse et Novara/Busto Arsizio (I). La Suisse s’engageait à financer les mesures à raison de 120 millions d’euros. RFI, en Italie, assurait le financement du tronçon Chiasso-Milan pour environ 40 millions d’euros.

Le rêve d’une infrastructure technique aux normes identiques sur 1.500km dépasse évidemment très largement l’objet des trois tunnels suisses. Il fait référence à la politique de l’Union européenne qui a voulu créer un chemin de fer moderne et attractif en se concentrant sur des corridors « adaptés » à la cohésion du Continent. Cette modernité passe par l’addition de plusieurs critères techniques, comme l’acceptation d’une hauteur de 4m pour les camions et l’exploitation par l’ETCS, ainsi que d’un nouveau type de management par le biais d’un guichet unique qui conçoit les sillons horaires. Une belle idée qui a pris beaucoup de retard, qui mêle beaucoup d’acteurs qui ont tous leurs contradictions et qui, surtout, est du ressort des nations, seules responsables de leurs infrastructures.
Un bel exemple de contradiction est l’ETCS : il a les faveurs des gestionnaires d’infrastructure, car c’est l’occasion de moderniser drastiquement la signalisation et la sécurité. Mais il fait l’objet de fortes critiques des opérateurs, pour qui ce sont des coûts énormes de retrofit du matériel roulant, et qui jusqu’ici ne voient pas d’améliorations significatives dans l’exploitation du trafic.
Et que font les voisins ?
L’autre grande question concerne les voisins de la Suisse. En France et en Italie, le tunnel Lyon-Turin n’en finit pas d’être malmené par la politique, au gré des élections où chacun donne son avis et proclame ses invectives. Ce contexte très latin étonne toujours dans une Suisse où règne un calme et souvent un consensus national. On se souvient qu’en 2019, la guerre éclatait entre le M5S populiste et la Ligue du Nord tout aussi populiste : deux avis divergents au sein du même gouvernement Conte. Le M5S s’est finalement pris une raclée lors du vote sur la poursuite des travaux du tunnel. Comme l’explique Andrea Giuricin, en 2020, le rapport de la Cour des comptes européenne ne disait pas – comme beaucoup l’ont affirmé à la hâte – que le tunnel est inutile, mais que les coûts supplémentaires sont dus aux retards causés par l’incapacité politique à réaliser les grands travaux. Une différence majeure avec la culture en Suisse.
Au-delà de ces querelles, il y a les faits : la part de marché du rail sur Lyon-Turin est de 14% dans le fret ferroviaire. Des infrastructures supplémentaires ne sont jamais inutiles. Depuis 2016 en Suisse, environ 1.065 sillons sont généralement disponibles chaque semaine au Saint-Gothard et 633 au Lötschberg/Simplon, soit un potentiel de 1.700 sillons par semaine. Un chiffre forcément inatteignable sur l’axe franco-italien.
De l’autre côté, l’Autriche se trouve en meilleure position concernant son tunnel du Brenner dont les travaux progressent, certes plus lentement que prévu. Mais le Tyrol, en revanche, subit de plein fouet la politique routière de la Suisse : de nombreux routiers rejoignent l’Italie par l’autoroute du Brenner plutôt que par celle du Gothard, trop chère. On a donc déplacé la pollution et le problème. Pourquoi ? Parce que si on additionne les trafics poids-lourds suisses et autrichiens, on se rend compte que le train n’a finalement pas capté autant de marchandises que prévu. Pire, le trafic poids-lourds est toujours en augmentation. Conséquence : le Tyrol a mis en place des restrictions de circulation, interdisant aux camions dont la longueur dépasse les 12 mètres de quitter l’autoroute pendant des périodes déterminées.
Un projet de nouveaux tronçons ferroviaires suscite des inquiétudes au sud de Munich. Il s’agit de désengorger Rosenheim pour faciliter l’accès, en Autriche, au tunnel de Brenner en construction. Il s’agit ici d’un accès essentiel dont nous parlions plus haut, et qui fait partie du Corridor européen TEN-T Scandinavie-Méditerranée, engagé par l’Union européenne. Mais c’est l’Allemagne qui gère les travaux… et encaisse la fronde des riverains.
De son côté, l’Italie s’engage aussi à créer une infrastructure d’accès moderne. Le gestionnaire du réseau ferroviaire italien (RFI) a publié l’appel d’offres pour la conception et la construction d’une ligne nouvelle Fortezza-Ponte Gardena, qui est le prolongement naturel du côté italien du tunnel de base du Brenner, afin de renforcer l’axe Vérone-Munich du corridor RTE-T Scandinavie-Méditerranée. Les 22,5 kilomètres coûteraient environ 1,52 milliard d’euros, financé par l’accord de planification entre RFI et le ministère italien des Infrastructures. Il est prévu d’achever les travaux en 2027, pour une mise en service 2028. En parallèle, la section existante Ponte Gardena-Vérone bénéficierait d’un quadruplement de certains tronçons de la ligne. Commentaire d’un conseiller régional : « cela permettra l’élimination des goulots d’étranglement causés par le trafic sur l’axe du Brenner (…) La spécialisation des lignes (ndlr voyageurs/fret) permettra une augmentation du trafic en provenance du Nord entrant dans le hub de Vérone, avec un impact significatif pour le terminal de fret Quadrante Europa à Vérone, qui est aujourd’hui l’un des principaux ports de fret sur le scénario européen. » Voilà qui tranche radicalement avec la mentalité du côté du tunnel Lyon-Turin.
On voit ainsi que les projets de France et d’Autriche suscitent encore beaucoup de débats et d’incompréhensions. Dirk Flege, directeur général de l’association allemande « Allianz pro Schiene », explique que « l’idée des réseaux transeuropéens RTE-T rattrape, pour ainsi dire, ce que nous n’avons pas réussi à réaliser au cours des dernières décennies au niveau national. » C’est la raison d’être de ces grands travaux. Pour la Suisse, c’est un soulagement : « nous avons fait le job… »

31/08/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog