28/09/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog – (English version)
🟧 Nos brèves quotidiennes 🟧 Notre lexique ferroviaire
Le chemin de fer est un secteur qui apporte très peu de rendements. D’autres domaines adjacents pourraient lui rapporter des revenus supplémentaires, mais pas en vendant à tour de bras. Explications.
Le patrimoine immobilier des chemins de fer fait débat dans les cercles politiques. Certains critiquent le côté obscur et capitalistique, contraire « à l’esprit ferroviaire » (c’est quoi au juste ?…). D’autres voient au contraire une opportunité pour faire rentrer de l’argent dans un secteur très endetté et qui ne vit qu’avec des subsides publics. Voyons d’abord les chiffres.
Les entreprises ferroviaires ont des patrimoines fonciers impressionnants. En Suisse, les chemins de fer d’État, les CFF, comptent parmi les principaux propriétaires fonciers de Suisse. 94,4 km², c’est la surface des terrains appartenant à l’ancienne régie – soit deux fois la superficie du canton de Bâle-Ville. Un quart environ de cette superficie n’est pas lié à l’exploitation ferroviaire. En Belgique, la SNCB dispose dans son portefeuille immobilier de 6.000 hectares de terrains et près de 2.350 bâtiments. En France, SNCF Immobilier détient 20.000 hectares de terrains et 25.000 bâtiments situés en grande majorité près des gares. Ce patrimoine est très dispersé et très ancien, avec un âge moyen de 74 ans. Network Rail possède environ 51.700 hectares qu’elle utilise pour exploiter et développer l’infrastructure ferroviaire britannique, mais ce chiffre ne dit pas si cela inclut également les surfaces utilisées par les voies.
Il est important de bien distinguer trois domaines :
- le patrimoine des gares, qui n’est pas à vendre, mais dont on peut retirer des revenus avec la location d’espaces commerciaux;
- le patrimoine autour des gares, qui peut générer des revenus et faire l’objet d’un projet urbain ou de quartier;
- le patrimoine qui n’offre plus aucune plus-value pour l’exploitation ferroviaire, et qui peut être cédé à des investisseurs.
Les installations strictement ferroviaires, comme les ateliers et les voies de garage du matériel roulant, ne sont évidement pas inclus dans le parc immobilier. Cependant, leur suppression éventuelle, au fil des restructurations, libère des terrains qui peuvent parfois être mis en vente ou reconvertis.
Jadis, les chemins de fer étaient novateurs et attribuaient des logements aux cheminots, à proximité immédiate de leur dépôt, par le biais de formules de coopératives. Aujourd’hui, ce patrimoine de logement existe encore chez de nombreux opérateurs étatiques. La SNCF détient encore des logements pour loger des cheminots au plus près de leur lieu de prise de poste, ce qui est essentiel au bon fonctionnement du système ferroviaire. « Nos logements sociaux sont occupés par un tiers de cheminots, et deux tiers de ménages salariés, » expliquait en 2019 Benoît Quignon, le patron de SNCF Immobilier.
Les actifs mis à la vente
La grande question, qui est souvent l’objet de multiples polémiques, est de savoir quel usage on peut faire de ces terrains et immeubles. Certains se situent au cœur même des villes et suscitent de nombreuses convoitises, souvent contradictoires selon la coalition politique qui dirige la ville. La mise à disposition de terrains pour de l’immobilier n’est pas une nouveauté pour les compagnies de chemin de fer. Chaque entreprise ferroviaire a ses raisons de vendre des terrains ou des immeubles. En Suisse, en 2007, les CFF avaient dans leurs objectifs gouvernementaux d’assainir la caisse des pensions, un boulet du système ferroviaire qu’on a toujours voulu « différent » du droit commun. Avec comme résultat qu’il coûte très cher.
Un autre objectif, plus classique, est de réduire la dette de l’immobilier. En France, la SNCF a par exemple vendu en 2018 près de 80 % de son portefeuille de 4.000 logements, valorisé 1,4 milliard d’euros, et situé essentiellement à Paris, Lyon et Marseille. Il n’est pas toujours clair de savoir où va ensuite le produit de ces ventes. David Biggs, directeur général de Network Rail Property au Royaume-Uni, expliquait en 2016 : « Network Rail débloque des terrains pour le développement depuis plus d’une décennie, fournissant de l’espace pour des milliers de maisons, tout en générant des revenus à réinvestir dans le chemin de fer. » Network Rail a ainsi livré des terrains pour plus de 1.700 maisons au cours de la période d’investissement 2009 – 2014, et des terrains pour 1.200 nouvelles maisons furent encore livrés au cours de la période d’investissement 2015 – 2020.
Ces revenus ont-ils réellement été investis dans les voies et les gares, ou étaient-ils une occasion de créer de nouveaux actifs immobiliers, bien plus rentables ? En Suisse, sur le long terme, les CFF prévoient de construire 10.000 logements, dont un tiers à loyer modéré (soit 20% au-dessous du prix du marché). Ces appartements seront réalisés sur une trentaine de sites et resteront en majorité propriété des CFF, qui pourraient les revendre plus tard « au prix du marché », s’octroyant ainsi une belle plus value. Est-ce le but d’une société ferroviaire de jouer au promoteur immobilier ? La question divise.
Aménagements urbains
Cependant, l’option de la vente n’est pas toujours la bonne solution. « L’immobilier n’a pas vocation à rembourser la dette, » explique Patrice Couchard, le patron de « Stations », en charge de la gestion immobilière de la SNCB. « La stratégie consiste aussi, et surtout, à mieux valoriser ce que nous possédons. » En effet, vendre pour rembourser une dette n’est pas toujours la meilleur option, quand de nos jours les taux sont à zéro. De plus, il est parfois plus judicieux de réaménager les quartiers de gares, offrant davantage de plus-values au niveau des loyers et des surfaces commerciales. C’est aussi une vision à plus long terme alors que la vente est plutôt une option de court terme, qui ne peut servir que pour améliorer le bilan de l’année.
L’aménagement des quartiers autour des gares est un sujet de controverse en Europe. Certaines municipalités sont strictes, comme à Lille-Europe ou Madrid-Chamartin, quand d’autres font l’objet de confrontations urbanistiques, comme le quartier du Midi à Bruxelles. Confrontations aussi quand on envisage d’accompagner une grande gare avec un centre commercial, comme à Paris-Nord ou à Zurich. Des confrontations subsistent tout au long de ces projets, quand les uns réclament la ville pour tous, suggérant le maintien des quartiers populaires, et d’autres qui veulent rehausser l’indice socio-économique autour des gares avec de l’immobilier de haut niveau. Au Royaume-Uni, il est demandé à Network Rail d’envisager le lien entre le développement, les gares et les autres infrastructures ferroviaires. « Au Japon et à Hong Kong, et de plus en plus à Londres, l’immobilier fait partie intégrante du développement du réseau de transport. Il existe un potentiel d’utilisation plus productive des terrains ferroviaires depuis des années et les vendre n’est pas nécessairement la meilleure option, » explique un connaisseur au Financial Times. Or, ils sont encore nombreux ceux qui croient que les chemins de fer n’ont rien à faire dans le secteur immobilier. Une erreur !
Tout le monde sait pourtant que le chemin de fer est un secteur industriel qui offre peu de rendements et doit encaisser d’énormes coûts fixes. Il est donc nécessaire d’avoir à côté d’autres activités qui fassent rentrer beaucoup plus d’argent. C’est ce qui manque en Europe, même chez les opérateurs privés, et qui fait qu’ils n’ont pas les liquidités nécessaires pour tenir en cas de choc économique, comme en ce moment avec la pandémie qui détruit les revenus issus de la vente des billets.
L’immobilier est la clé, toujours cruciale, de la pérennité financière des chemins de fer japonais, que l’Europe ne connaît pas. Chaque ligne rayonnant à partir, par exemple, d’une ville comme Tokyo, dessert une tranche particulière de banlieue. Contrairement aux villes européennes, ces banlieues sont en concurrence et la rivalité est féroce. « À l’origine, la construction de magasins et d’appartements était un moyen d’inciter les gens à utiliser la ligne, » explique au Financial Times Yoichi Takahashi, responsable de la planification des transports à l’Odakyu Electric Railway. Pour les chemins de fer japonais, cette concurrence entre les banlieues est donc fortement liée à la qualité des chemins de fer… et à leur immobilier !
Et cela se voit dans leur bilan annuel. « Le chemin de fer représente environ un tiers de notre chiffre d’affaires total, » explique Fumiaki Shiroishi, directeur de la division ferroviaire de Tokyu, qui dessert certaines des banlieues occidentales les plus populaires de Tokyo. « Nous sommes une compagnie ferroviaire que de nom, mais ce n’est qu’une de nos fonctions ». Un autre tiers des revenus provient du développement immobilier le long des lignes de Tokyu, en particulier au terminus de Shibuya. Le dernier tiers provient des services aux clients tels que les supermarchés, les magasins de proximité et les hôtels. Chaque gare au Japon est une opportunité immobilière et beaucoup ont un centre commercial construit au-dessus ou en dessous. Le développement intégré du rail et de l’immobilier est la norme en Asie pour attirer les résidents … qui seront les futurs clients du rail. Rien de tout cela en Europe.
La SNCB veut mettre en place des « gares habitantes ». « Nous nous définissons comme aménageurs urbains, en essayant d’atteindre une vraie mixité des fonctions, avec un maximum de personnes qui vivent et travaillent à proximité de la gare, » explique Fabrice Couchard. Un concept en cours d’implantation à Malines et Liège. Mais il reste une inconnue : on peut habiter près d’une gare et ne jamais prendre le train, parce qu’on en a pas besoin…
En Suisse, les CFF proposent un modèle de service ferroviaire parfait, avec un cadencement horlogique. « Vous pouvez vivre partout en Suisse sans voiture – chaque vallée, aussi éloignée soit-elle, est accessible par les transports publics, » s’enthousiasme Daniel Müller-Jentsch, senior fellow chez Avenir Suisse, un think-tank suisse. Ce ne sont cependant pas les magasins de la gare qui vous font choisir un quartier ou un village plutôt qu’un autre. Le train n’a jamais été le premier choix de lieu de vie, bien au contraire! Les Européens semblent fuir le train, « ce truc si bruyant » …
Mais ces services fréquents, complets et forfaitaires perdent de l’argent. « En faisant un exercice complet de comptabilité analytique, seuls 40% des coûts sont couverts par les billets – et les billets sont assez chers », déclare M. Müller-Jentsch. « C’est un excellent système pour les utilisateurs, mais d’un point de vue économique, il est très inefficace et coûteux, » complète Ralph Atkins à Zurich. Réduire une partie des 60% des coûts restants par le biais de l’immobilier ne semble pas être une option en Suisse, ni ailleurs en Europe. Les opérateurs publics savent qu’ils ont un revenu garanti de la part de l’État actionnaire. Ils n’ont donc aucune raison de changer leur mode de fonctionnement. C’est donc un choix politique délicat, car 75% des déplacements suisses ne se font pas en transports en commun.
Bien évidemment, toute l’Europe ni même la Suisse n’ont la densité de Tokyo, et heureusement. Mais rechercher d’autres sources de revenus pourrait sûrement remblayer le fossé financier qui se creuse chaque jour un peu plus dans nos chemins de fer. Car pendant ce temps, d’autres modes de transport préparent l’avenir et pourraient s’avérer bien moins cher pour les finances publiques, tout en étant plus efficaces et répondant mieux aux besoins des citoyens…
Commentaires lus ci et là :
28/09/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog
Pour approfondir
Domicile-travail : le monde d’après encouragerait la voiture ?
13/06/2020 – Trois études distinctes montrent que la voiture ne va disparaître de sitôt de nos villes et du domicile-travail. Explications
Et si on ramenait les gens plus proches des gares ?
15/04/2020 – Rapprocher nos maisons des gares nous aidera à atteindre une partie de nos objectifs climatiques. Explications
je suis bien d’accord, que les chemins de fer peuvent gagner de l’argent avec leurs immeubles, mais dans la relation du budget totale ça ne fait pas plus qu’un petit argent de poche…
J’aimeJ’aime