Et si les gestionnaires d’infrastructure faisaient eux-mêmes les horaires ?

L’horaire, qui fait partie de l’essence même du chemin de fer, est devenu un enjeu crucial de marketing pour les opérateurs. Or, n’est-ce pas plutôt la tâche des gestionnaire d’infrastructure ?

Depuis les années 90, avec la réglementation européenne, la gestion des voies et les compagnies d’exploitation des trains (les « opérateurs »), doivent être des prérogatives séparées. C’était un point essentiel pour permettre à la concurrence d’entrer sur le marché. Pourquoi ? Parce que la définition des horaires était jusque-là une prérogative logique des opérateurs historiques, étant donné qu’ils géraient leur propre réseau. Cette situation ne pouvait plus être comme telle dès l’instant où de nouveaux opérateurs alternatifs entraient sur le réseau. En effet, l’horaire vous donne de précieuses indications concernant vos clients et comment vous opérez à moindre coûts.

La construction de l’horaire dépend de deux paramètres fondamentaux :

  • Les trafics réguliers;
  • Les trafics irréguliers.

Les trafics réguliers sont ceux utilisés par les services de voyageurs et certains services de marchandises, généralement sur une base annuelle. L’importance pour un opérateur comme le suisse CFF ou la belge SNCB de détenir le pouvoir de fabriquer ses horaires tient au fait que tous les services de train sont fortement imbriqués les uns aux autres, pour les correspondances dans les gares. La Deutsche Bahn a créé le même système en 1979 pour l’ensemble de son trafic grande ligne. Cela permet de fournir un même service tout au long de la journée et l’horaire devient clairement un outil de marketing. Les néerlandais ont lancé en 2018 un service d’Intercity toutes les dix minutes entre Amsterdam et Eindhoven. Le train devient presqu’un métro. Pour ces réseaux, l’horaire cadencé est l’argument essentiel pour faciliter autant que possible le voyage de chaque personne. C’est aussi un moyen de systématiser le travail des cheminots, dès l’instant où chaque heure se ressemble.

Le problème qui est rapidement apparu est la priorité des trains. Dès l’instant où un gouvernement fixe des objectifs d’améliorations à l’opérateur national, cela indiquait implicitement que cet opérateur ait la priorité sur l’établissement de l’horaire, pour atteindre ses objectifs. Vu sous cet angle, on peut alors se demander quelle place il reste pour les autres opérateurs. Parce que là aussi, les gouvernements risquent la contradiction : en favorisant l’opérateur étatique, ils empêchent l’arrivée d’autres opérateurs alternatifs qui leur permettraient d’atteindre les objectifs climatiques nationaux. Comment promouvoir le transfert modal des camions vers le train si les trains de marchandises, qui ne votent pas, sont systématiquement relégués en voie d’évitement ou mis en attente dans les gares ? C’est la meilleure façon de faire Duisbourg-Milan en deux jours alors que 25-30 heures suffiraient ! On comprend mieux pourquoi les chargeurs ne font plus confiance aux chemins de fer avec de tels temps de parcours. Cela prouve que l’horaire est clairement un outil de marketing pour les opérateurs. Mais comment équilibrer les priorités ?

Une solution serait que le gouvernement, qui est le seul détenteur – et donc le seul responsable -, de l’infrastructure ferroviaire, assigne à son gestionnaire d’infrastructure la tâche de proposer lui-même un horaire cadencé intégral qui intègre aussi des sillons spécialisés pour les trains de marchandises. C’est ce que réclamait Geert Pauwels, patron de Linéas, lors d’un récent webinar : «Si les gestionnaires d’infrastructure pouvaient réfléchir aux flux de fret et au type de trains exploités au niveau international, nous pourrions mieux utiliser la capacité. Nous avons besoin d’un système de gestion des flux à l’échelle européenne – cela pourrait économiser des milliards d’investissements dans les infrastructures. »

Cette option se heurte souvent à l’opérateur national en monopole, car lui seul est en mesure de dire que sur telle ligne il faut 4 trains par heure, tandis que sur d’autres lignes 1 ou 2 trains par heure suffisent. Cet argument peut être contourner de manière tactique : le gestionnaire peut proposer une « sur-offre » des sillons sur tout le réseau national, sachant que l’opérateur principal n’en utilisera qu’une partie selon les lignes. Dans tous les cas de figure, il y a correspondance toutes les demi-heures, même le week-end. A charge de l’opérateur étatique d’utiliser – ou non -, les sillons proposés, qui seront payant en cas d’utilisation. Quels avantages procure ce système :

  • Le gestionnaire dispose d’un stock de sillons. Ceux qui ne sont pas utilisés peuvent servir à d’autres, ou restent inutilisés;
  • Le service public est garanti au niveau de l’infrastructure, et non plus selon le bon vouloir d’un opérateur en monopole, qui trouve toutes les excuses pour contourner, quand cela l’arrange, les demandes du gouvernement;
  • Un horaire cadencé peut être opéré par plusieurs opérateurs, le service étant de facto mis en correspondance dans toutes les gares, que les sillons soient utilisés, ou non;
  • On peut aussi prévoir de facto 12 sillons par heure sur ligne TGV. Ne seront utilisés que ceux strictement nécessaires à ou aux opérateur(s) concerné(s);
  • Les opérateurs de fret disposent d’office de leur horaire de trains de marchandises, insérés entre les sillons voyageurs, toute l’année, en vitesse G80, 90, P100 ou P120 selon les possibilités. Ces sillons sont construits en évitant les mise en voie de garage et les attentes inutiles, par exemple en mettant les trains P100 et P120 devant un omnibus, et non derrière comme c’est trop souvent le cas.

Le service public est garanti car pour offrir un bon service, le gestionnaire d’infrastructure doit forcément allouer les moyens nécessaires au bon entretien du réseau. Moins il y a de trains, moins il aura de recettes. Avoir la maîtrise des horaires permet d’avoir la maîtrise des revenus, ce qui est fondamental. Avec cette maîtrise, le gestionnaire d’infrastructure peut rechercher à maximiser ses recettes en accueillant d’autres opérateurs. C’est ce qu’a fait le gestionnaire espagnol Adif : pour se faire rembourser son réseau à grande vitesse, le gouvernement a autorisé l’arrivée d’autres opérateurs sous conditions, en formatant la quantité de dessertes selon les lignes. L’enjeu était de ne pas tuer l’opérateur national Renfe tout en augmentant les trafics sur trois lignes espagnoles.

Cette politique oblige aussi le gestionnaire d’infrastructure à promouvoir une politique de travaux et d’établir un calendrier annuel. Certaine nuits, les trains ne pourront pas rouler et cela doit être planifié bien à l’avance. Un opérateur de trains de nuit peut ainsi indiquer sur son site web quelles sont les dates où le train en circulera pas. Des voyageurs bien informés sont des clients compréhensifs, donc durables !

Cette politique évite qu’un seul acteur ne vienne dicter sa loi et empêche d’évoluer à l’avenir, et de saturer un réseau sans utiliser les sillons. Il est évident que le gestionnaire doit être soumis à une tutelle forte, ce qui met le gouvernement devant ses responsabilités. S’il donne moins de subsides au gestionnaire d’infrastructure, il y aura moins de travaux d’améliorations, moins de trains et donc des objectifs climatiques qui ne seront pas atteints. D’autre part, le gestionnaire devra créer son horaire avec les autorités organisatrices, quand celles-ci décident du volume qu’elles souhaitent sur telle ou telle ligne, où quand une autorité décide de rouvrir une ligne. Cela ne dépendra plus d’une politique nationale centralisée, néfastes pour le citoyen local.

Enfin, comme la maîtrise des horaires est du niveau ministériel, il serait plus facile de construire des horaires internationaux, tout particulièrement pour les trains de marchandises qui, malgré l’ouverture des frontières, doivent encore attendre dans certaines gares de part et d’autre. Les ministres des Transports se rencontrent régulièrement lors des sommets européens et dans des forums sectoriels. Ils auront plus facile de parler trafic s’ils savent qu’ils ont la maîtrise complète de leur gestionnaire d’infrastructure. Après tout, c’est bien comme cela que fonctionne le trafic aérien : un gestionnaire centralisé, des opérateurs multiples…

(photo Mediarail.be)

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Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

4 réflexions au sujet de “Et si les gestionnaires d’infrastructure faisaient eux-mêmes les horaires ?”

  1. « Parce que là aussi, les gouvernements risquent la contradiction : en favorisant l’opérateur étatique, ils empêchent l’arrivée d’autres opérateurs alternatifs qui leur permettraient d’atteindre les objectifs climatiques nationaux. »

    Pourquoi l’arrivé des autres opérateurs alternatifs permettraient d’atteindre les « objectifs climatiques »?

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        1. Le calcul est plutôt un peu plus compliqué , disons 1+1-1-1=0.

          Je vous donne trois exemples selon l’importance des opérateurs alternatifs.

          Commençons avec (1) l’Autriche et la ligne Vienne – Salzburg.

          Les ÖBB prévoyaient un cadancement de 30 minutes au niveau des Intercités avec l’inauguration du Tunnel sous la foret viennoise.

          L’entré de WESTbahn dans le marché provoquait l’abandon du plan pour ne pas produire un suroffre.

          L’avantage financière pour l’état (pas d’investissement dans le matériel roulant) s’équilibre parfaitement avec l’inconvenance des revenues à partager avec WESTbahn.

          Après il y a que des inconvenances : Les nœuds de cadencement se trouvent que à minute 30 (St. Pölten, Linz, Neumarkt-Kôstendorf) et minute 00 (Amstetten, Attnang-Puchheim).

          Avec un cadencement de 30 minutes les gares mentionnés dessus sont nœud à 00 et 30, en plus Tullnerfeld, St. Valentin et Wels deviennent nœud aussi, notamment avec un effet extrêmement positif pour les horaires et correspondances des lignes secondaires.

          Meilleur exemple pour l’effet negatif : Wels, ici le tran de Almtalbahn arrive à la minute 12 et le train pour Linz et Vienne parte à 16, donc idéalement toute suite, mais le train pour Salzburg parte a 45. WESTbahn en ignorant les horaires des ÖBB parte a 10 vers Salzburg.

          Continuons avec (2) l’Italie, NTV fait un marche plus loin, il organise ses propres correspondances en autocar pour amener les voyageurs loin des grandes villes. L’opérateur ferroviaire alternatif organise alors une concurrence routière qui fait perdre des clients aux trains.

          (3) La République Tchèque est quelque chose comme le paradis des opérateurs alternatifs. L’état ne voulait pas trop investir au matériel roulant et laissait le champ aux privés.

          Le succès n’est pas à nier, les tchèques utilisent les transports plus que les autres Européens (3500km/tête), donc un peu plus que les Autrichiens (3400km/tête), qui sont deuxième.

          Mais le secteur ferroviaire en République Tchèque est avec 700km/tête même pas la moitie de celui en Autriche (1500km/tête). La raison sont les autocars des opérateurs alternatifs.

          Quand même courageux de l’état Tchèque de maintenir le réseau des lignes secondaires dans tout le pays, mais il voit (heureusement) l’obligation d’alimenter l’industrie.

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