Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
02/11/2020 – (English version)
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Moins de voyages n’est pas un sujet dont les blogueurs ou les voyageurs semblent beaucoup discuter. Mais c’est une question importante qui, malheureusement, a pris une tournure émotionnelle, et parfois même irrationnelle.
«Restez à l’écart des transports publics si vous voulez rester en bonne santé,» prévient Boris Johnson: le Premier ministre ordonne aux Britanniques de marcher ou de faire du vélo pour réduire le risque d’infection. C’était en mai 2020, au Royaume-Uni, avec un message très clair: évitez les transports publics et les chemins de fer. En septembre dernier, à 1500 kilomètres de Londres, le Comitato Tecnico Scientifico (CTS) décide en Italie de ne pas assouplir la règle d’occupation d’un siège sur deux sur les trains grandes lignes. Les trains à grande vitesse italiens ne peuvent être remplis qu’à 50%, ainsi en a décidé la loi. Que viennent faire ces deux exemples en ce qui concerne la cause climatique ? Qu’avec des mesures fortes, des restrictions de voyage peuvent s’organiser assez facilement. Bien-sûr, il s’agit ici d’une urgence sanitaire, pour lutter contre la pandémie. Mais imaginez un instant si de telles mesures avaient été prises par des gouvernements « d’urgence climatique » ?
Au printemps, certains groupes politiques radicaux se sont réjouis que les effets du lockdown aient provoqué une chute des émissions de CO2 durant les mois de mars et avril. Il est en effet démontré qu’une chute de l’activité humaine redonne des couleurs au ciel. À leur apogée, les émissions des différents pays ont diminué de –26% en moyenne. D’où le rêve de certains écologistes d’appliquer aussi une certaine forme de lockdown pour sauver la planète.
Là où cela devient irrationnel, c’est que si on optait pour une politique gouvernementale climatique officielle (le grand rêve écologiste), cela toucherait tous les transports, et pas seulement les plus polluants. Au printemps, l’idée de remplacer les vols d’une heure en avion par des trajets en train semblait séduisante. En réalité, elle soulage les compagnies nationales qui peuvent ainsi éliminer certaines « obligations politiques », comme le fait de desservir par avion certaines villes de France, d’Italie ou de Scandinavie « sur demande des élus locaux ». C’est donc un calcul purement comptable, car l’arrêt de ces vols, à peine une vingtaine ou une trentaine par pays, ne sauvera évidemment pas la planète mais élimine des lignes déficitaires.
Certains veulent croire que moins d’avions remplirait les trains. C’est évidemment ce qu’on souhaite. Les trains sont l’une des formes de transport de masse les plus écologiques disponibles, libérant 0,046 kg de dioxyde de carbone (CO₂) par kilomètre parcouru par chaque passager. Une voiture diesel fait presque trois fois plus avec 0,117 kg. Mais une étude publiée en mai 2020 dans le journal Nature Climate Change a révélé que les réductions drastiques des voyages aériens ne représentaient que 10% de la baisse globale de la pollution. C’est trop peu et cela démontre que s’attaquer à des symboles ne rendra pas noblesse au train. D’autant plus que par « voyages aériens », il faut tenir compte de la grande quantité de voyage intercontinentaux, impossible à effectuer par train…
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le transport ferroviaire est le secteur de transport le plus électrifié. À l’échelle mondiale, les trois quarts des mouvements de passagers et la moitié du fret ferroviaire dépendent de l’électricité, une énergie verte. Mais si vous dites que le chemin de fer est aussi le moyen de transport voyageurs le plus économe en énergie, par rapport à la route et à l’aviation, pourquoi le transfert modal est-il si difficile ?
La réponse est que le train ne répond pas à toutes les demandes possibles de mobilité ni à tous les flux logistiques industriels. On peut rêver d’un lockdown climatique, mais cela ne signifie pas moins d’autos et moins d’avions au profit du train, cela signifie tout simplement moins de voyageurs. Il n’y aura donc pas de modal shift automatique vers le mode le moins polluant si on décrète des mesures de restrictions climatiques très sévères, comme on le fait pour la pandémie. Les gens s’arrangeront toujours pour choisir ce qui leur convient le mieux, sauf si on instaure un régime politique autoritaire.
On comprend vite en analysant cela que ce n’est pas un lockdown climatique dont nous avons besoin si on veut que les trains roulent. Nous savons tous que la limitation des déplacements entraîne une chute du commerce et des activités sociétales, ce qui n’est pas durable pour ceux qui en vivent, très souvent des petits emplois non-qualifiés, qui seraient les grands perdants d’une telle situation. On comprend aussi que certains groupes politiques qui font beaucoup de bruit sur les réseaux sociaux ne sont pas là pour remettre le train au devant de la scène, mais utilisent l’argument climatique pour combattre le capitalisme de l’aviation et de l’automobile. Ils parlent de subsidier le train quel qu’en soit le prix à charge des contribuables et promotionnent le service public plutôt dans une visée de contrôle social des citoyens. Ces gens-là sont une mauvaise nouvelle pour le futur du chemin de fer. Ce n’est pas l’obligation de prendre le train qui doit être le fil conducteur politique, c’est l’obligation de rendre le train meilleur que les autres transports, ce qui est tout différent. Cela passe par un rééquilibrage de la taxation et de la TVA sur les billets, mais pas uniquement. On n’obligera pas les gens à prendre des trains pourris pas chers pour sauver la planète…
Une autre perspective pour sauver la planète risque aussi d’être fatal au train : le retour au village, la promotion du circuit court. En effet, cela signifie une autarcie qui n’encourage pas les trajets, même courts. Dans la théorie du circuit court, on ne vit et on ne mange que ce qui a dans les environs immédiats. Plus besoin de trains de marchandises puisqu’un seul agriculteur, en monopole, suffirait pour nourrir deux ou trois villages, au prix qu’il souhaitera appliqué. Les citoyens sont appelés à gérer leur propre jardin potager communautaire et à recycler tout ce qui est possible. Quel est dès lors le rôle du transport et du train dans cette vision climatique ?
Bien évidemment cette présentation de l’économie locale est expressément forcée, car le besoin de déplacements demeure, ne fusse que pour aller dans un hôpital, une bibliothèque ou une université, que chaque village n’a pas. Par ailleurs l’autarcie précarise grandement les gens (souvenons-nous des gilets jaunes), et ne serait socialement pas accepté dans nos sociétés modernes. Tout ne peut certainement pas être fabriqué / produit localement. Si vous ne fournissez pas un moyen pour que les choses soient produites et les matériaux recyclés localement, vous n’avez pas une économie circulaire. Il est évident que certains types de fabrication nécessiteront toujours une économie à l’échelle régionale, ou nationale. On aura donc toujours besoin de se déplacer et de transporter des marchandises mais ces trajets ne se feront pas à 100% par train, mais aussi par d’autres mobilités plus en adéquation avec les réalités locales. Il ne faut donc pas arrêter nos déplacements pour sauver la planète mais plutôt rapprocher les gens des gares pour qu’un maximum de citoyens puisse bénéficier du train sans recours à un autre mode pour le dernier kilomètre.
>>> À lire : Et si on ramenait les gens plus proches des gares ?
Que retenir de tout cela ? Que le bien-être du citoyen passe toujours par la rencontre, la visite, le voyage, et que les déplacements restent nécessaires. Que des besoins ne peuvent être satisfaits que par des objets fabriqués ailleurs, parfois loin du village ou de la ville. Que vous ne pouvez pas construire un transport durable ni avec un lockdown ni avec une économie circulaire. Un lockdown climatique imaginé par certains groupes radicaux provoquerait en effet un effondrement du mode de transport ferroviaire. Qu’il n’est pas utile de promotionner le transport ferroviaire à des fins d’idéologie politique mais bien de promotionner le train pour ce qu’il est, c’est-à-dire un transport durable qu’on utilisera le plus possible et qui doit encore opérer un saut majeur en technologie et en maîtrise des coûts. On ne peut pas acheter de nouveaux trains ni améliorer l’infrastructure en combattant le capitalisme et l’industrie. Á ce titre, il est impératif de compter sur toutes les bonnes volontés, pas uniquement sur quelques monopoles établis.
02/11/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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