01/02/2021 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire
Abonnez-vous au blog (ci-contre)
Obtenir un ticket unique sur un trajet composé de diverses parties ferroviaires semble en 2021 toujours hors de portée, alors que la facilité de choix et de paiement devrait être le motif numéro un pour que les gens retournent au train. Mais il y a des raisons pour que cela n’arrive jamais. On vous les explique.
Il y a en fait deux problèmes qui évoluent en parallèle :
- d’une part les entreprises publiques diverses qui ne travaillent que pour leur aire de marché nationale ou régionale, et qui n’ont aucune raison d’investir dans des systèmes informatiques standardisés, souvent trop onéreux pour elles, et qui conçoivent des produits informatiques souvent fait maison, à l’aide parfois de diverses sociétés spécialisées;
- d’autre part, les grandes compagnies ferroviaires comme SNCF, Deutsche Bahn, SJ en Suède ou Trenitalia en Italie ont très vite compris que les applis, qui garnissent tous les smartphones du monde, sont l’arme ultime pour affirmer leur proéminence et mettre les petits concurrents hors course. En Suède, on estime que 99% des clics destinés à l’information et au ticketing ferroviaire passe uniquement par la plateforme publique SJ.se, laquelle ne renseigne pas l’opérateur MTR en concurrence sur la ligne Stockholm-Göteborg. Flixtrain a fait état du même problème avec le portail Die Bahn de la DB.
L’international ? Pas prioritaire…
Concernant le premier problème, les arguments divergent parfois mais tous ramène à la notion que le chemin de fer est avant tout une affaire de politique nationale et les compagnies historiques reçoivent des États l’unique mission de s’occuper en priorité des citoyens nationaux. Voilà pourquoi les billetteries sont si différentes en Europe. La comparaison avec le secteur aérien suscite un sourire moqueur parce que ce secteur est à l’inverse très internationalisé, alors que les compagnies ferroviaires s’occupent avant tout du trafic de proximité qui peut représenter de 70 à 90% des trains ! La Deutsche Bahn transporte plus d’un milliard de personnes par an sur le segment local et régional, bien loin devant le trafic international, jugé « résiduel ». Un cadre de la DB jugeait d’ailleurs cela en disant : «combien d’anglais ou de français fréquentent un petit village bavarois ou un quartier perdu de Leipzig chaque année ?», estimant par-là qu’il n’y avait pas nécessité à connecter toutes les billetteries locales, qui par ailleurs sont du ressort des Länder.
On ne peut pas lui donner tort ! Même en dehors des chemins de fer, les systèmes tarifaires de tous les transports publics de toutes les villes d’Europe sont tous des circuits fermés, sans exception. N’essayez pas d’introduire un ticket de la RATP dans un portique de Transport For London. Cela provoque d’ailleurs ‘un retour sur terre’ à propos du grand rêve du Maas, le concept de ‘Mobility As A Service’. On se rend compte que loin de connecter des dizaines d’opérateurs, le MaaS est avant tout une grande bagarre pour qui détient l’appli magique. De plus, l’appli MaaS d’une ville n’est déjà plus valable dans une autre ville. Chacun chez soi avec ses idées, c’est le constat cruel qu’il faut faire de nos jours. En fin de compte, il n’existe qu’un seul objet qui peut passer par tous les appareils du monde : la carte de crédit ! Á Bruxelles par exemple, on pointe tout simplement sa Master ou VisaCard à bord des bus ou dans le métro, et le trajet est débité. Très simple, pratique, mais vous ne savez jamais combien vous payez. Evidemment, il s’agit de petits montants occasionnels de 2 à 5 euros pour les non-résidents, et il n’y a en effet pas lieu de procéder à de lourdes interconnexions entre systèmes informatiques. Mais il faut rester vigilant : Londres a tendance à vendre sa fameuse Oyster Card alors que pour la plupart des touristes, la zone 1 centrale de TfL suffit, en « off-peak ».
La bonne question à se poser est de savoir comment la concurrence aérienne parvient à offrir une grande partie de sa tarification au travers de nombreux sites et applis qui ne lui appartient pas, comme Opodo ou Expedia. Il existe de nombreux moteurs de recherche de voyages et d’agences qui peuvent aider à trouver les meilleures offres, mais cela n’existe pas, ou peu, avec les chemins de fer. Il y a évidemment nettement moins d’aéroports dans le monde que de gares. De plus, toutes les zones locales d’Europe sont couvertes par des systèmes tarifaires dont les politiques sont centrées sur les résidents permanents, comme les abonnements, qui sont moins chers que le ticket unique. Le chemin de fer n’a donc aucune raison de s’internationaliser comme le secteur aérien.
Les datas, ce pétrole du XXIème siècle
Le deuxième problème est la conséquence de tout autre chose : les applis sont devenues une arme de guerre pour le marketing du XXIème siècle. Tant pour les villes que pour les opérateurs ferroviaires. Objectif : devenir incontournable et contrer la concurrence. Ce n’est pas vraiment un objectif climatique, mais la défense du business. Le chemin de fer peut même compter sur un trait psychologique majeur : contrairement à l’aérien, les gens parlent encore du train au singulier, en s’adressant à une compagnie unique. Cette ‘culture de la compagnie unique’ semble gravée à jamais, même chez les jeunes générations : en France, le mot « train » reste synonyme de « SNCF », en Allemagne c’est de facto « Deutsche Bahn ». La libéralisation n’a rien changé à ces habitudes sociétales. L’expansion des trains de nuit autrichiens Nightjet entre clairement dans le cadre d’une politique plus large : «faire connaître la marque ÖBB dans toute l’Europe,» a expliqué le patron. Ce qui signifie que les autrichiens espèrent surtout que le terme « train de nuit » soit synonyme de « Nightjet ÖBB », tout comme le TGV est synonyme de « SNCF ». Dans ce contexte, s’informer et payer par une appli alternative n’est tout simplement pas le réflexe premier du citoyen et crée un malaise chez les nouveaux entrants : ils ne sont pas connus et leurs nouvelles offres demeurent invisibles.
Créer une marque forte et accaparer les données, tels sont les enjeux auxquels font face les nouveaux entrants, qui doivent déjà payer un ticket d’entrée très élevé pour lancer un service ferroviaire. Concernant leur apparition sur les appli des opérateurs historiques, les nouveaux entrants argumentent qu’il s’agit d’appli « de service public » payées par le contribuable et qu’elles doivent donc rendre compte de TOUS les opérateurs présents sur le réseau ferré. Comme le fait l’appli d’un aéroport qui montre tous les opérateurs au départ ou à l’arrivée (mais pas les tarifs ni les réservations…). Mais l’argument des entreprises historiques est tout aussi limpide : l’IT est un produit maison et dans aucune entreprise aérienne, ni d’ailleurs dans le commerce, on ne « partage » les données marketing du concurrent voisin ! Les défenseurs du chacun pour soi rappellent que des géants comme Amazon sont justement devenus… géants grâce à la puissance de leur outil informatique, qui a pu s’imposer en une dizaine d’années. Pourquoi les petits opérateurs ne feraient-ils pas de même ? La Grande-Bretagne a résolu ce problème au travers de son ‘National Rail Enquiries’, mais elle y était bien obligée vu que son chemin de fer est un ensemble composite de divers opérateurs.
Cette guerre des applications, couplées avec les habitudes « de la compagnie unique », a été renforcé par l’apparition du nouvel or noir du XXIème siècle : les données. Les données, c’est le nouveau pétrole. Comme le pétrole, les données sont précieuses, mais si elles ne sont pas raffinées, elles ne peuvent pas vraiment être utilisées. Elles doivent être transformées en gaz, en plastique, en produits chimiques, etc. pour créer une entité précieuse qui favorise une activité rentable. Les données doivent donc être ventilées, analysées pour qu’elles aient une valeur. Des géants ferroviaires comme la SNCF, Deutsche Bahn ou Trenitalia regorgent de données par centaines de milliards. En analysant le business de Google ou Amazon, ces géants se sont vite rendus compte de l’or qu’ils avaient dans leur main. Avec un défis de taille : les données existent à de nombreux endroits différents dans une organisation, et il est nécessaire de les rassembler de manière à les rendre facilement visibles et utilisables. Les nouveaux opérateurs n’ont généralement pas les ressources, au démarrage, pour de tels ensembles de données, car il n’y a pas encore de clients. Par conséquent, ils sont en quelque sorte « invisibles » dans la galaxie des applis transport. Le problème majeur est alors la création de nouveaux monopoles, où les prix restent élevés. La seule arme des nouveaux entrants est d’attaquer au niveau des réseaux sociaux ou de faire un grand coup de com’, à l’instar de NTV-Italo en 2012 en Italie.
On pensait que la digitalisation mènerait à multiplier les opérateurs ferroviaires. Mais cela ne fonctionne pas dans un secteur aussi intensif en capital qu’est le chemin de fer. Si le secteur aérien a réussit, c’est avant tout grâce à la standardisation des avions et d’une certaine manière, des procédures de vols, d’approche ou de décollage relativement uniformes. Un pilote peut autant voler en Espagne qu’en Suède ou en France : il ne verra pas de grande différence. Dans le secteur ferroviaire, l’Europe est totalement fragmentée et peu internationalisée.
Missions nationales ou régionales d’un côté, volonté de conserver son business de l’autre, indifférence notoire à l’internationalisation qui n’est pas le cœur des entreprises publiques, tout cela explique pourquoi le ticket unique restera un grand rêve et pourquoi il faudra payer un trajet complet morceau par morceau. Si on pouvait déjà aligner tout un voyage par une succession de QR codes plutôt que d’imprimer des dizaines de papiers à domicile, ce serait un grand progrès…

Partager cet article :
>>> D’autres news sur nos newsletters hebdomadaires.
Souscrivez par mail pour être tenu informé des derniers développements ferroviaires
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.