Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
14/06/2021 – (English version)
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Il n’y a plus vraiment de débat sur l’importance de transférer le fret de la route vers le rail. Ce transfert est une stratégie clé pour contribuer à l’objectif de l’accord vert européen de diminuer les émissions de CO2 du fret. Trop de marchandises voyagent encore par la route et, comme on le voit en Suisse malgré sa bonne volonté, aucune loi ne peut circonscrire le trafic routier avec des objectifs chiffrés, à moins d’en revenir au contingentement des années 60-70. Mais cette solution reviendrait à anesthésier le tissu économique dont les flux logistiques sont aujourd’hui très largement internationalisés, voire même mondialisés. Alors que peut faire le rail ?
Le rail représente actuellement 16,5 % de l’ensemble du fret transporté sur le continent, tout en ne consommant que 2 % de l’énergie utilisée par les transports. L’Europe s’est fixé pour objectif de porter la part de marché du secteur à 30 % d’ici à 2030. Lors d’un webinaire en ligne organisé en novembre 2020, un certain nombre de diagnostics ont été posés, dont celui-ci : « Vous devez réaliser que vos clients traditionnels – l’industrie sidérurgique, l’industrie chimique, etc. – utilisent déjà le rail », a expliqué le secrétaire général du Conseil des chargeurs européens, M. Godfried Smit. Il mettait le doigt sur un des problèmes pour réellement opérer le transfert modal : aller chercher les clients qui ne prennent jamais le train. On a alors deux solutions qui émergent : les fans du futur qui imaginent résoudre l’entièreté des problèmes ferroviaires par la technologie et la digitalisation. Et puis les pragmatiques qui se rendent compte qu’il faut englober d’autres dimensions pour opérer un transfert modal important. En réalité, on peut s’attendre à un mélange de ces deux solutions.
Il est bien clair que la technologie et la digitalisation vont aider le fret ferroviaire. Le webinaire retenait notamment les cinq thèmes suivants : ERTMS, exploitation automatique des trains (ATO), attelages automatiques numériques (DAC), plates-formes numériques et gestion numérique des capacités. Tous ces thèmes font l’objet actuellement d’études poussées, et certains sont même en phase de test, comme l’attelage automatique. Shift2Rail (S2R), avec un consortium dirigé par la DB ainsi que les membres de Rail Freight Forward et sept associations industrielles, ont signé un protocole d’accord en septembre, exprimant leur soutien à la mise en œuvre du DAC sur tous les trains de marchandises européens d’ici 2030. Avec le DAC, les lignes de frein, d’alimentation électrique et de données numériques sont couplés automatiquement dans un seul ensemble, ce qui supprime le travail physique lourd du couplage manuel, mais pas seulement.
Ce couplage à la fois technologique mais aussi mécanique procure un autre avantage de taille, lié à l’ERTMS : l’intégrité du train. La détection d’une perte de wagon est en effet un point capital. Après une perte d’intégrité, il est grandement nécessaire d’informer le conducteur, qui doit pouvoir prendre les mesures appropriées selon des procédures opérationnelles définies. L’information pourrait alors être affichée au conducteur via le DMI (Driving Machine Interface), mais cela implique un changement dans les spécifications actuelles de l’ETCS. Cela montre qu’il est nécessaire d’avoir une vue d’ensemble lorsque l’on veut numériser le fret ferroviaire.
Dans le même ordre d’idée, des améliorations sont attendues dans le secteur des wagons isolés, qui demeure un point noir du transport de fret ferroviaire. Actuellement, l’encodage des wagons, leurs caractéristiques et leurs trajets sont encore effectués de manière manuelle, ce qui signifie pertes de temps et risques d’erreurs de transcription. On tente alors d’améliorer les processus, mais les solutions sont encore loin d’être répandues de manière universelle. RailCube, par exemple, est une application simple et intégrée pour téléphone mobile destinée au personnel sur le terrain. Cette application multilingue, multi-IM, multiréférentielle est déjà compatible avec les standards d’interopérabilité pour l’échange de données entre systèmes respectant les normes UIC (TAF/TAP TSI). Capable de s’interfacer avec les outils informatiques existants et les systèmes tiers, l’application privilégie la simplicité plutôt que le « tout automatique ». Elle offre un équilibre entre l’automatisation des tâches et l’intervention humaine, avec flexibilité et liberté.
D’un autre côté, il y a aussi le tri automatique des wagons. DB Cargo est occupé à transformer la gare de triage de Munich-Nord comme premier triage numérique d’Allemagne. Les wagons de marchandises passent sous un portique caméras, qui prend des photos des wagons de tous les côtés. DB Cargo a développé des algorithmes en collaboration avec l’Université de Wuppertal, la Hochschule Fresenius et les experts en IA de DB, qui permettent de détecter automatiquement les dommages et de les signaler. Cette technologie présente l’avantage supplémentaire de pouvoir inspecter les wagons de marchandises par le haut.
Au triage de Kijfhoek, aux Pays-Bas, Siemens Mobility a remporté un contrat de 110 millions d’euros pour la fourniture d’un système entièrement automatisé appelé Trackguard Cargo MSR32, qui est un système qui prend en charge de manière entièrement automatique la définition des itinéraires pour toutes les coupes entre la bosse et les voies de triage. Pour cela, il faut connaître l’emplacement et les mouvements de tous les wagons dans la zone de tri. Tous les mouvements de wagons sont suivis à l’aide de détecteurs de roues. Le micro-ordinateur de contrôle du routage peut également être utilisé pour définir les itinéraires de manœuvre. Le nombre et le tracé des itinéraires de manœuvre sont librement configurables.
Toutes ces solutions numériques ne vont peut-être pas faire gagner des clients, mais avant tout améliorer la fiabilité du fret ferroviaire, qui est le grand grief souvent adressé par les non-utilisateurs du rail.
L’autre volet qui encouragera le transfert modal est peut-être encore plus important : coller aux flux logistiques des clients. On en a déjà parlé.
>>> À lire : Comment le rail devrait se reconnecter à la logistique
Le train éprouve toujours autant de difficultés à intégrer des flux logistiques, qui sont pourtant à la base de notre économie et au ravitaillement quotidiens de nos commerces. En Allemagne, selon l’Office fédéral de la statistique, 72% de tous les colis, palettes et conteneurs roulent sur les autoroutes et les routes allemandes (avant la pandémie). Le potentiel est donc immense. En Suisse, la tentative chiffrée de faire descendre en 2018 le trafic à maximum 650.000 poids-lourds sur l’axe du Gothard est un échec, malgré les très bonnes parts de marché du rail sur le même axe. Cela démontre toute la difficulté de modifier des flux logistiques construits sur base de la flexibilité du transport routier.
Le digital peut-il renverser le cours des choses ? À voir. Au-delà des applis et de toutes les formes de suivis possibles, le rail doit améliorer sa fiabilité et respecter ses délais. Les délais ne sont cependant pas toujours imputables aux transporteurs, mais parfois aussi à la propension des cabines de signalisation à mettre systématiquement les trains de marchandises sur le côté. En cause : des priorités de trafic imposées par les indices de ponctualité négociés entre les opérateurs de trains de voyageurs et leur gouvernement, qui ne laissent aucune marge pour le fret ferroviaire et le trafic « aléatoire ». On voit donc tout de suite qu’au-delà des travaux d’infrastructures et des options digitales, il est nécessaire de revoir le cadre complet de la gestion du trafic pour améliorer les choses. Cela demande des négociations à tous les niveaux.
Doubler la part de marché du fret ferroviaire est donc un objectif très ambitieux, pas seulement en termes de moyens mais surtout dans la nécessité de s’attaquer à l’écosystème tout entier. Il y a du travail…
14/06/2021 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Les points cités dans l’article, la digitalisation etc… améliorent le flux et réduisent les couts du transport et améliorent en conséquent la rentabilité des transports ferroviaires, mais ils ne sont pas vraiment un outil pour (re)gagner des nouveaux clients. Quand pour gagner des nouveaux clients il faut attaquer le problème plus important du rail : le dernier kilomètre.
Les choses plus importantes pour (re)gagner des parts du marché de transport des marchandises sont, donc,
(1) Des chemins de fer régionales (appelées dans une manière très dévalorisant « petites lignes » en français) et des embranchements particuliers dans un bon état pour liaisonner le réseau ferroviaire avec les clients
(2) Des infrastructures de stockage, chargement et déchargement, adaptés aux besoins du transport ferroviaire. Un transport ferroviaire, par exemple, demande pour un stock plus grande au source et destination du transport qu’un transport routier. Si, par exemple, le ciment arrive avec deux trains par semaine au lieu de 20 camions par jour, il faut tripler le volume du silo.
(3) Un service assez flexible, adapté techniquement aux besoins des transports de ramassage et distribution, et proche aux besoins du client.
Vue la position des entreprises, qui utilisent le transport ferroviaire, la transmission et le transport peuvent couter quelque chose, mais quand on gagne par exemple d’espace pour agrandir la production en libèrent la surface nécessaire pour manœuvrer, charger et décharger des camions, ils sont prêts d’investir.
Un très bon exemple récent est la réinstallation des trains marchandises sur la ligne à voie étroite du Zillertal (écartement de 760mm), ou Binderholz investissait 1,8 millions Euros dans le transport sur la voie ferrée pour simplifier la situation logistique et assurer l’avenir de la scierie à Fügen.
Binderholz finançait l’adaptation des wagons à voie étriote, un robot de manœuvre pour la gare de transbordement et une partie des infrastructures.
https://www.binderholz.com/fr/nouvelles/details/le-bois-sur-les-rails/
le site du Innofreight, confectionneur des waggons
https://www.innofreight.com/en/news-archive/zillertaler-narrow-gauge/
Explication pour les ferrovipathes, la locomotive du Steiermarkbahn (anciennement Steiermärkische Landesbahn) sur la photo est loué pour renforcer le stock roulant du Zillertalbahn.
Une autre partie des investissements était reprise par le public, dans le cas le land Tyrol et les communes du Zillertal, qui sont les actionnaires du Zillertalbahn. Leurs avantages sont évidents : moins de pollution, moins de bruit et une réduction des coûts de la maintenance pour la route, quand on substitue 20.000 camions par an.
Mais c’est qu’un des nombreux exemples autrichiens, qui sont la base pour le succès du transport marchandises sur le rail en Autriche. On est déjà à peu près ou l’Europe veut être dans dix ans : on transporte plus que 30% du marchandises sur les voies ferrées.
Voici un prospectus (malheureusement qu’en allemande), déjà assez historique (2011), mais toutes les projets dessus ne sont pas seulement en vie, mais en très bon santé et prospèrent.
Cliquer pour accéder à verlagerungsbroschuere-oesterreich.pdf
A dire, que la Suisse est à peu près sur la même route, et, peut-être pas à nier, le fait d’un réseau ferroviaire complète et pas mutilé au torse est une des raisons, pourquoi la désindustrialisation ne prenait pas place dans ces deux pays avec des salaires pas mal élevées.
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