Quand les Régions reprennent la main sur le train du quotidien

Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
11/10/2021 –

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L’expérience de nombreux chemins de fer régionaux d’Europe au cours des vingt dernières années a été marquée par des changements spectaculaires. Les pays qui ont conservé l’approche traditionnelle de l’exploitation centralisée par l’État (par exemple, la Belgique) sont l’exception. Des pays comme la Suède, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark ont procédé à des réformes radicales dans la manière dont les services ferroviaires régionaux de transport de voyageurs sont fournis. Dans la plupart des cas, ces changements reposent sur une forte décentralisation du gouvernement vers des organismes essentiellement régionaux. L’occasion d’un très rapide tour de table avant de voir les motivations qui guidé à migrer vers une exploitation régionale des trains du quotidien.

En Suède, La plupart des services voyageurs régionaux (et certaines liaisons longue distance) dépendent de subventions et sont achetés au moyen d’appels d’offres concurrentiels. L’opérateur est souvent l’entreprise historique SJ, mais peut aussi être un autre opérateur, soit suédois ou provenant d’un autre pays de l’UE. Aux Pays-Bas, 30 lignes régionales avaient été identifiées en 1994 comme non rentables et susceptibles de fermeture. Elles ont été versées sous la responsabilité de 7 autorités régionales qui sont responsables du service ferroviaire et peuvent choisir l’opérateur de leur choix. Les gares restent cependant propriété de l’opérateur historique NS, ce qui ne manque pas de fournir quelques grippages.

Depuis le 1er janvier 1996 en Allemagne, l’exploitation et le financement du transport ferré est géré par les Lander qui disposent d’une grande liberté au niveau de l’exercice de leur compétence. Les Lander peuvent choisir l’opérateur de leur choix : 77% des trains/kilomètres étaient fournis en 2018 sur base de l’appel d’offre. Les gares restent encore propriété de l’opérateur historique au travers de DB Netze Stations. En France, les régions ont hérité de la gestion des TER en 2002 et y consacrent plus de 5,5 milliards d’euros par an. Dès 2023, les Régions pourront, si elles le souhaitent, attribuer tout ou partie de leur réseau TER au transporteur de leur choix, moyennant le principe obligatoire aux appels d’offres. Le Grand Est, les Hauts-de-France, les Pays de la Loire et le Sud Paca, toutes quatre se sont engagées à challenger la SNCF. Les autres ont une position plus attentiste.

En Italie, l’essentiel des réformes ont démarré en 1997 mais c’est la Division des Transports régionaux de Trenitalia qui exploite majoritairement 80% des trains régionaux, même s’il existe tout de même 29 opérateurs distincts, comme le Ferrovie Nord Milano ou le Ferrotramviaria, autour de Bari. En Pologne, la loi a abouti à un régime de licences octroyées à 27 opérateurs de transport de voyageurs dont la responsabilité a été confiée aux provinces polonaises. Malgré une mise en concurrence dès 2007, les chemins de fer régionaux polonais Polregio, propriété de toutes les provinces, restent le principal opérateur du transport régional.

En Suisse, depuis 1996, les autorités cantonales et la Confédération suisse commandent conjointement les services de transport régionaux et leur financement est défini par le biais d’une clé. L’opérateur ferroviaire historique CFF exploite une concession sectorielle de 10 ans pour le transport voyageurs. Les services régionaux (subventionnés) sont fournis à la fois par les CFF et par diverses compagnies ferroviaires régionales sur la base d’une attribution directe. Les appels d’offres concurrentiels ne sont pas utilisés en Suisse. Il reste enfin la Belgique, où le transport ferré est une compétence fédérale encadrée par une clé de répartition octroyant 40% des subsides et investissements à la Wallonie et 60% à la Flandre. Il n’y a aucune ligne voyageurs régionalisée ni de gestion par une collectivité locale dans le pays. Et aucun changement n’est prévu si on compare le pays avec la Suisse, les Pays-Bas ou encore le Danemark.

On voit donc que chaque pays a adopté une gouvernance régionale ferroviaire propre à son environnement politique et culturel. Mais la majorité des pays ont bien une politique régionale ferroviaire.

Le renouveau
L’idée force derrière la régionalisation, quelle que soit la formule utilisée, est le constat de piètres performances du rail local depuis plusieurs décennies. Il est vrai qu’aux grandes époques des années 50 à 90, les entreprises ferroviaires historiques étaient marquées par une forte dominance technicienne, matérialisée par une focalisation sur le train grande ligne plutôt que l’omnibus.

Le train régional et local, dont on disait dans les années 70 qu’il ne passerait pas l’an 2000, trouva cependant une seconde jeunesse après des décennies de fermetures de lignes. À la SNCF, Jacques Fournier donna dans les années 90 à la Direction des trains régionaux le même poids que celle des autres Directions. Et puis l’arrivée massive de matériel roulant en fin de vie milita pour le renouveau. Cela tombait bien : l’industrie, qui était dès les années 90-2000 en pleine restructuration, passa de simple sous-traitante à plateforme innovatrice. Ainsi naquirent les Coradia, LINT et autres Desiro, des rames régionales grand style vendues désormais dans toute l’Europe sur catalogue…

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La responsabilité régionale
La plupart des pays où des réformes ont eu lieu ont appliqué, à des degrés divers, la législation européenne sur la séparation des infrastructures et des opérations, ce qui a permis la régionalisation. L’architecture institutionnelle « typique » pour un conseil régional est de créer une autorité de transport (AOT) qui est responsable devant l’organe politique.

En devenant AOT des services régionaux de voyageurs, les Régions, Länder, Comtés ou Provinces s’impliquent plus directement dans l’organisation du transport ferroviaire local, ce qui n’était pas vraiment le cas avant les années 90, à quelques exceptions près. Au-delà de la volonté de circonscrire les coûts, il y a le désir de produire les services régionaux voulus par les élus régionaux, plutôt que d’être suspendu aux desideratas d’une entreprise nationale. À contrario cette formule pousse les entreprises nationales historiques à se réorganiser pour répondre à ces nouveaux clients que sont les Régions.

Cette approche locale a permis au rail d’avoir un poids politique plus élevé et a conduit, dans la grande majorité des cas, à des investissements substantiels dans du nouveau matériel roulant, à l’amélioration des installations dans les gares et à l’amélioration des services. L’AOT bavaroise BEG gère ainsi un réseau d’environ 6 000 km et un trafic régional de près de 130 millions de trains-km par an dans le cadre de 35 contrats distincts. Le BEG est pratiquement un chemin de fer à lui tout seul…

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En Pologne, cette carte régionale des koleje dolnośląskie autour de Wrocław (photo koleje dolnośląskie)

Poussés au changement
On se rappelle que la régionalisation avait poussé la Deutsche Bahn à totalement revoir ses méthodes de production au sein de DB Regio. La SNCF aurait, selon certains, une attitude tout autre depuis que le choix de l’opérateur est devenu une réalité dans les régions de France : « Les conditions du dialogue avec la SNCF ont changé » explique-t-on du côté de la Région Grand-Est.

Par ailleurs, certains États ont encouragé la régionalisation pour se débarrasser des nombreuses demandes d’élus locaux concernant telle ou telle ligne locale. « Vous voulez autant de trains ? Payez les vous-même » est le discours en off de certains ministres. Mais cela induit parfois aussi que les régions les mieux nanties se dotent de chemins de fer locaux performants, au détriment des autres. L’Allemagne le montre clairement, quand on compare le riche Bade-Wurtemberg (Stuttgart) et la Saxe (Leipzig)…

Question d’expertise
S’affirmer dans leur rôle de décideur implique de mettre en place une capacité d’expertise efficace et indépendante qui leur permettrait de mieux contrôler leur exploitant et surtout de pouvoir mener une réflexion plus globale sur la politique ferroviaire régionale. Cette expertise fait encore défaut dans de nombreuses régions. D’autre part, il est parfois fait mention d’une rétention de données trafics qui serait justifiée par la nature contractuel des services, couverts par le secret commercial. Un argument contesté chez certains par la nature « service public » des contrats régionaux et la nécessaire transparence qu’impose l’utilisation de l’argent public. En France dernièrement, l’Autorité de régulation des transports a d’ailleurs dû arbitrer un premier différend sur ce thème entre la région Hauts-de-France et SNCF Voyageurs dans une décision du 30 juillet 2020.

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Quiberon en 2018… (photo Mediarail.be)

Question d’initiative
Beaucoup de régions ou Lander ont pu rouvrir des lignes et y mettre un service parfois cadencé à l’heure, comme ce petit RER autour de Freiburg, en Allemagne. On a déjà évoqué le maintien plutôt que la fermeture de 30 lignes rurales aux Pays-Bas, avec là aussi un gain tant sur la modernité du matériel roulant que sur l’offre de service.

Certaines autorités peuvent prendre des initiatives plus audacieuses. Exemple encore aux Pays-Bas où les autorités régionales de Frise et de Groningue fourniront à l’opérateur privé Arriva près de 90 millions d’euros pour installer l’ETCS sur environ 70 rames, avec il est vrai un fort soutien du gouvernement national de La Haye.  

La décarbonation des transports, qui concerne aussi les trains diesel, a poussé certains opérateurs ou régions à opter pour des alternatives aux carburants fossiles. On peut ainsi citer un projet purement écossais soutenu par Transport Scotland, Scottish Enterprise et l’Université de St Andrews pour fournir le premier train à hydrogène d’Écosse, qui devrait être présenté lors de la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP26) de novembre prochain.

Un autre type d’initiative est l’implication de certaines régions dans l’infrastructure ferroviaire, pourtant de compétence nationale dans quasi tous les pays d’Europe. Des contrats de performance ont ainsi été signé en France par Nouvelle-Aquitaine et Sud-PACA suite à un protocole d’accord avec l’État et SNCF Réseau sur l’avenir des lignes ferroviaires de desserte fine du territoire. La Région Grand-Est pourrait de son côté tirer parti de l’article 172 de la Loi d’Orientation sur les Mobilités, prévoyant les conditions de transfert de gestion de certaines lignes ferroviaires d’intérêt local aux Régions. La Région souhaite donc désigner un prestataire unique pour l’exploitation, la maintenance de l’infrastructure et son renouvellement sur 4 sections en Alsace et en Lorraine.

La question de l’infrastructure est cruciale. Ce fut l’une des causes de la chute du système des franchises britanniques, Network Rail ne parvenant pas toujours à tenir ses promesses. Keolis a fourni les mêmes arguments – mais pas uniquement -, pour confirmer son retrait du marché allemand.

Mais aussi question de contrats
Pour remporter l’appel d’offres, ces sociétés doivent proposer des prestations compétitives sur les prix mais doivent aussi répondre au plus près aux besoins locaux tels qu’exprimés par les régions. Mais tout est aussi dans le type de contrat.

L’une des caractéristiques de l’organisation ferroviaire régionale est que la conception des processus d’appel d’offres et des formats de contrats diffèrent largement d’une région à l’autre, parfois même au sein d’un même pays. Le choix du type de contrat dépend fortement de l’expérience récente des opérateurs et des autorités régionales. Les données sur les contrats utilisés sont trop inégales et en partie incomparables, ce qui rend difficile d’établir au niveau européen si l’une ou l’autre conception de contrat contribue mieux à la performance du secteur ferroviaire.

En 2014, une étude estimait que 72% des contrats allemands étaient des contrats nets, où le risque de revenu est supporté par l’opérateur. Ses promoteurs estiment que cette formule donne plus de responsabilité et de liberté entrepreneuriale à l’opérateur, avec la possibilité de déployer sa stratégie d’orientation vers le client et son savoir-faire. Ainsi en Bavière, la quasi-totalité des 35 contrats sont exploités sur la base d’un contrat net, l’exploitant assumant le risque de l’exploitation du service et recevant des revenus de la vente de billets et d’autres activités commerciales.

En revanche, seulement 6 des 23 contrats de l’opérateur Transdev dans toute l’Allemagne sont exploités sur cette base, et leur viabilité est un sujet de préoccupation pour l’entreprise française qui expliquait à l’International Railway Journal que « Les marges sont faibles dans notre secteur (…) Si vous avez moins de voyageurs [ndlr : comme dans le cas du Covid en 2020], vous devez retirer de la capacité ou renégocier le contrat, sinon vous ne survivrez pas. » Le risque d’une baisse du nombre de voyageurs n’est pas une lubie. C’est ce qu’ont pris en pleine face tous les opérateurs d’Europe, quand les gouvernements ont confiné la population en 2020 et 2021.

La question des contrats est sensible. Keolis Allemagne va quitter un pays que l’ancien CEO qualifiait de « plus gros foyer de pertes de Keolis depuis des années », sans rapport avec le Covid. L’actuel directeur exécutif international a mis en avant, dans le Figaro, « la très grande difficulté à recruter des conducteurs qui a renchéri énormément les coûts de main-d’oeuvre en Allemagne, et les bouleversements Covid [qui] ont quelque part remis en question les circonstances initiales des contrats qui avaient été élaborés dans la décennie précédente ».

En définitive
Il n’y a comme toujours pas de formules miracles pour le renouveau du train régional, mais une diversité d’options. Tout dépend de nombreux facteurs institutionnels et économiques. Le fait régional est cependant une réalité qui va bien au-delà du seul secteur des transports. Un recentrage bienvenu car répondant aux aspirations de ceux que ça concerne le plus : les citoyens.

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Frédéric de Kemmeter

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