L’espace ferroviaire européen unique est-il un rêve irréalisable ?

07/03/2022 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Nous reprenons ici un titre paru en février 2022 dans l’excellent mensuel International Railway Journal. Il posait la question de savoir si le rêve d’un chemin de fer unifié pourrait être atteint un jour en Europe. Une bonne question qui appelle de multiples réponses.

« L’objectif qui devrait nous unir est de briser les chaînes des règles nationales, qui maintiennent les chemins de fer essentiellement enfermés dans leur pays d’origine« , explique Mme Barbara Thaler, députée européenne autrichienne et membre de la commission des transports du Parlement européen à l’International Railway Journal (IRJ).

En réalité, il semble que tout le problème soit là ! De nombreux politiciens ainsi que l’ensemble des cheminots continuent de percevoir le chemin de fer comme un monument national, au même titre que l’armée, l’enseignement ou la santé.

La crise du Covid, un élément de santé publique, a fortement démontré à quel point les visions différaient d’un pays à l’autre. Cela a créé un vaste désordre qui a lourdement fait chuter le rêve d’une Europe unifiée. À chacun sa culture, ses appréciations et ses handicaps : c’est ce qu’on retrouve dans le secteur ferroviaire. Nous en avions déjà parlé.

Dès que de nouveaux opérateurs apparaissent sur les voies nationales, ils sont considérés comme des « ennemis ». Comment peut-on espérer faire la promotion du secteur ferroviaire « unifié » avec une telle vision ? En face, automobile, aviation et secteur pétrolier semblent nettement plus unifiés et difficile à contredire. Ces secteurs ont réussi à obtenir des aides alors que nous sommes en pleine crise climatique.

Certes, ces secteurs ont des capacités de lobbying énormes et sont surtout très répandus. La planète tout entière dépend encore de nos jours du pétrole et du moteur à combustion. C’est un business gigantesque qui n’est pas près de s’éteindre et qui est ardemment défendu jusqu’aux plus hautes sphères politiques mondiales. Il est dès lors difficile pour le chemin de fer de faire entendre une petite voix dissonante. Si on y ajoute le manque de vision internationale et la multiplication des entraves pour « contrer l’ennemi », il ne faut pas s’étonner de plafonner à moins de 10% de parts de marché…

Décourager les entrepreneurs n’est pas une option. Il subsiste encore de nombreuses barrières qui rendent difficile la mise en place de nouveaux trafics.

Le calcul des redevances d’accès montre également de grandes différences et cela a un impact sur le trafic international, lorsque les trains ont des critères de calcul différents d’un pays à l’autre. Le calcul de l’usure des voies ou de la consommation d’énergie, par exemple, est spécifique à chaque pays. Il est donc difficile de faire une offre commerciale et d’inciter les clients à utiliser le train.

Une étude de marché réalisée par l’Institut national suédois de recherche sur les routes et les transports estime qu’une redevance moyenne de 2 €/km serait suffisante pour couvrir le coût de l’entretien des infrastructures ferroviaires. Pour l’accès au marché, la Suède pourrait servir de modèle à d’autres pays. Ici, les majorations sur l’accès aux voies sont moins sévères et il existe un processus modifiable pour obtenir des créneaux, comme en témoigne la mise en place relativement rapide par FlixTrain d’un service entre Stockholm et Göteborg/Malmö en 2020, explique l’IRJ. Ce n’est pas le cas ailleurs, malgré les dispositions temporaires de réduction des péages ferroviaires.

Le manque d’internationalisation est dû aussi aux entraves administratives. Il suffit de constater les différences d’approche du digital, par exemple : c’est vécu comme une opportunité dans certains pays, quand d’autres y voient une menace pour la cohésion sociale. Les réglements deviennent alors une sorte de remparts qui garantissent l’intégrité nationale.

Prochainement, il devrait y avoir l’arrivée du fameux attelage digital automatique des wagons de marchandises. Il est en cours de test technique. Mais un autre test attend cette nouveauté : son acceptation pleine et entière dans chaque pays, souverain en matière de sécurité. On ne sera pas étonné de voir certains pays mettre plus de barrières que d’autres.

Un défi identique attend l’ATO, ce concept d’automatisation de la conduite, ou plutôt d’aide à la conduite (il y a plusieurs niveaux). Certains pays semblent plus réticents que d’autres.

Ces éléments rendent difficile l’affirmation d’une Europe du rail unifiée, alors que ce secteur est promu comme devant être un élément clé pour atteindre nos objectifs climatiques. On progresse, certes, mais la fin de certains egos nationaux ne semble pas pour demain…

Il y a bien évidemment des progrès sur l’internationalisation du chemin de fer. L’ERTMS, un concept de signalisation qui est en gestation depuis près de trente ans, a réussi à unifier les principaux éléments de la conduite des trains, comme l’écran central appelé DMI, que regarde le conducteur de train pour ses autorisations de mouvements, ou encore les balises dans la voie qui envoient des messages au train. Messages qui sont heureusement les mêmes pour tous.

Plus récemment, l’European Railway Agency (l’ERA) est devenue le bureau unique d’homologation des véhicules ferroviaires, principalement les locomotives et les automotrices. C’est un élément crucial pour que l’industrie puisse fournir des trains unifiés dans toute l’Europe.

Il y a enfin la notion de corridors ferroviaires : TEN-T. Elle a été inventée dans les années 90-2000 car il était nécessaire de circonscrire les budgets de l’Union sur des projets réels, et non de faciliter l’éparpillements des ressources financières sur tout un réseau national. Car en politique, on aime beaucoup arroser plus largement, en répartissant les miettes un peu partout pour contenter tout le monde.

Or l’éparpillement des ressources n’aurait donné aucun résultat au niveau international. On se serait contenter de juste repeindre des quais et de perpétuer certains gaspillages.

Les réseaux TEN-T, au contraire, permettent de cibler l’argent des contribuables sur des projets concrets et concentrent les ressources financières sur des axes présentant des flux internationaux importants. Il a cependant fallu des trésors de diplomatie pour obtenir une liste de projets à peu près crédibles, tant les politiciens envisagent encore de nos jours ces TEN-T comme des éléments nationaux.

Si on recherche des exemples concrets d’internationalisation, on ne trouve en ce moment que… cinq projets vraiment aboutis : Eurotunnel, la liaison du Grand Belt (Danemark-Suède) et trois lignes à grande vitesse sans gares frontières, Paris-Bruxelles, Anvers-Breda et Perpignan-Figueras. C’est plutôt maigre, comme bilan !

En ce moment, nous vivons des temps incertains avec les séquelles d’une pandémie qui a complètement bouleverser le secteur ferroviaire. La guerre entre la Russie et l’Ukraine pourrait avoir un impact sur le prix de l’électricité, une énergie qui était déjà fort chère.

Le rail ne pourra s’en sortir qu’avec un renforcement du lobbying et une nouvelle culture chez les cheminots. Ne nous trompons pas de cible : les « ennemis » ne sont pas les nouveaux opérateurs, ce sont ceux qui veulent enfermer le chemin de fer dans des concepts du passé. Le rail n’est pas un monument, mais quelque chose qui vit et qui doit s’adapter…

PSO-Railways
Malgré les barrières, certains entrepreneurs essayent d’autres modèles ferroviaires (photo Mediarail.be)

07/03/2022 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Publié par

Frédéric de Kemmeter

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