Une entreprise d’État pour louer des trains ? Le cas de Norske tog


26/02/2023 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Créée dans le cadre de la réforme des chemins de fer norvégiens, Norske tog AS est aujourd’hui propriétaire de la presque totalité du matériel roulant ferroviaire voyageur en Norvège, à l’exception des rames express de l’aéroport Flytoget et de certains matériels roulants utilisés sur la ligne touristique Flåm Line. Norske tog AS est donc une entreprise d’État qui a pour but de louer le matériel roulant aux opérateurs en Norvège, y compris bien entendu l’opérateur public Vy (ex-NSB).

La gouvernance ferroviaire norvégienne

Le 12 mai 2015, le ministère norvégien des transports publiait un livre blanc décrivant un projet de réforme du secteur ferroviaire norvégien. Le livre blanc a été approuvé par le Parlement norvégien (le Stortinget) le 15 juin 2015 et la réforme impliquait une libéralisation partielle du secteur ferroviaire par l’ouverture à la concurrence des services ferroviaires de transport de passagers ainsi que des changements dans la structure organisationnelle du secteur.

Le secteur ferroviaire actuel en Norvège se compose entre autres basiquement :

  • de la Direction des chemins de fer norvégiens Jernbanedirektoratet;
  • du gestionnaire d’infrastructure Bane NOR SF, responsable des actifs ferroviaires appartenant à l’État;
  • du loueur public de matériel roulant Norske Tog AS;
  • de l’opérateur public historique Vy (anciennement NSB);
  • de Entur AS qui est un canal national de vente de billets de train. La société collecte également des données de voyage pour tous les transports publics en Norvège;
  • D’une série de délégation de service public;
  • D’opérateurs de fret ferroviaire indépendants.

En Norvège, cette architecture institutionnelle fait débat, car le pays n’est pas membre de l’Union européenne et ne devrait donc en théorie coller à aucune de ses directives. Cependant, la Norvège fait partie de ce qu’on appelle Espace économique européen (EEE), qui est une union économique rassemblant 30 États européens : les 27 États membres de l’Union européenne et 3 des quatre États membres de l’Association européenne de libre-échange.

Ceci pourrait expliquer pourquoi la Norvège pratique une politique fort semblable aux prescrits de l’Union européenne, sans en être membre. Mais le pays semble avoir pousser très loin la segmentation de son secteur ferroviaire, puisqu’on y trouve des dispositions que l’Europe ne réclame pas nécessairement, comme le montre la liste ci-dessous. Il en est ainsi de la mise à disposition du matériel roulant.

Norgske_tog

Une société pour servir tout le monde

Le matériel roulant était jusqu’alors la propriété de l’opérateur ferroviaire national, Norges Statsbaner AS (NSB AS). Le matériel roulant a un long cycle de vie et est spécifiquement développé pour le système ferroviaire et le climat norvégiens. Il représentait donc une barrière potentielle à l’entrée de nouveaux opérateurs ferroviaires sur le marché norvégien du transport de passagers.

Afin de réduire les barrières à l’entrée et d’assurer une concurrence égale pour les services de trains de voyageurs, le ministère des transports a décidé que le matériel roulant devait être placé dans une société distincte. Par conséquent, le matériel roulant a été transféré de Norges Statsbaner AS à Norske tog AG (jadis connu sous le nom de Materiellselskapet AS) et devait être mis à la disposition des opérateurs ferroviaires qui remporteraient les appels d’offres pour les paquets de trafic.

Il faut cependant noter cette contradiction avec Flytoget, une société qui gère le trafic des trains entre Oslo et son aéroport. Cette entreprise n’a pas dû céder son matériel roulant à Norske Tog AS et le possède elle-même, alors que l’opérateur public Vy a dû le faire.

Norske tog AS est désormais détenue à 100 % par l’État norvégien via le ministère des Transports. La société a été créée en tant qu’entité juridique distincte, dotée d’une notation officielle, afin de lui permettre d’utiliser le marché des obligations (tant au niveau national qu’international) pour lever des capitaux.

Missions et objectifs

Les missions de Norske tog AS sont d’acquérir, de gérer et de louer des trains de voyageurs, avec pour objectif de disposer d’un matériel roulant suffisant, moderne, au bon coût et de haute qualité. Or c’est ici que cela devient intéressant. Car cette location concerne aussi l’opérateur historique Vy, une chose plutôt rare dans la pratique ferroviaire en Europe.

Norske tog AS a en effet pour mission « de contribuer à garantir la concurrence dans la fourniture de services de transport de passagers à des conditions égales entre les compagnies ferroviaires, et d’éliminer les barrières à l’entrée pour les nouveaux opérateurs ferroviaires. » On n’est donc pas dans une optique de protection de l’opérateur historique mais bien d’une mise à égalité de tout le monde dans la qualité du matériel roulant.

D’ailleurs, la société précise bien que « dans le cadre de son rôle d’acquisition de nouveau matériel roulant, Norske tog AS veille à ce que les nouveaux trains de voyageurs soient commandés conformément aux exigences norvégiennes et que la remise à neuf des véhicules existants soit également prévue. » Il y a donc une volonté d’uniformiser les critères de confort et de technologie du matériel roulant afin de ne pas avoir, d’une part une barrière à l’entrée et d’autre part, d’avoir une continuité du confort quel que soit l’opérateur.

Quels seraient les avantages d’une telle politique ?

C’est toute la question. Pour ses promoteurs, il y a avant tout l’idée d’éliminer la barrière forte que constitue un matériel roulant qui doit être exploiter dans les conditions météo norvégiennes, rendant les trains plus onéreux, même s’il s’agit de matériel européen standardisé.

Outre ce qui précède, l’État norvégien justifie l’existence de Norkse tog par l’avantage :

  • d’avoir une stratégie en matière de matériel roulant, avec des évaluations concrètes des coûts et des avantages ;
  • d’être responsable au niveau national des décisions relatives au renouvellement de la flotte ;
  • d’avoir l’expertise technique nécessaire dans le choix du matériel roulant.

Parmi les grands sujets qui agite le monde du matériel roulant en Europe, à cause de ses coûts parfois monstrueux, figure notamment la problématique d’installation de l’ETCS à bord des trains. Norske tog s’emploiera à l’installer sur le matériel roulant existant mais aussi à l’exiger sur le matériel roulant nouveau ou en commande.

Les opérateurs qui louent les rames à Norske tog seront responsables de l’entretien des rames, mais certains observateurs constatent que les contrats ne précisent pas ce qui constitue « un entretien adéquat », en dehors évidemment d’une conformité aux exigences minimales de sécurité.

Les détracteurs cette politique norvégienne craignent aussi que l’investissement dans la maintenance soit réduit au minimum, de sorte que les rames seraient « usées » avant d’avoir atteint leur durée de vie prévue.

Crainte aussi pour « un laisser-aller » supposer de l’entretien intérieur des rames (lavage, WC, …) s’il n’y a pas de véritables concurrents sur une ligne donnée. Or cet argument reste parfaitement valable aussi envers un monopole étatique, lequel n’a aucun incitant pour « être plus propre » et mieux entretenu, si ce n’est de demander davantage de sous à l’État…

Jusqu’ici, sur les trois lots octroyés pour 10 ans dont deux opérés par des entreprises privées (SJ et Go-Ahead), on n’a pas observé de tels phénomènes. Un rapport récent du Transportøkonomisk institutt suggère cependant une attention particulière à la maintenance et aux difficultés d’accès aux ateliers, lesquels sont intégrés dans une société à part, Mantena.

Les actifs de l’entreprise Norske tog

Le matériel roulant et les employés de NSB AS ont été transférés à Norske tog AS le 15 octobre 2016, conformément au contrat d’achat d’actifs. Des obligations d’un montant de 5,9 milliards de NOK ont été transférées de NSB AS à Norske tog AS le 9 décembre 2016, et au 31 décembre 2016, Norske tog AS recevait des actifs d’un montant de 9,2 milliards de NOK mais aussi… une dette de 8,2 milliards de NOK.

Norske tog AS bénéficie d’une notation A+ de S&P et vise à utiliser le marché obligataire international pour assurer le financement de ses investissements futurs.

Avec 51 employés à l’heure actuelle, Norske tog AS est une entreprise relativement petite, dotée d’une structure « plate » avec des équipes dédiées et spécialisées. Comme tous les employés ont été transférés de NSB AS, ils possèdent une grande expérience du travail dans l’industrie ferroviaire norvégienne, ainsi qu’une connaissance approfondie de tous les types de matériel roulant, notamment une connaissance technique approfondie des véhicules plus anciens.

Cela signifie aussi que Norske tog dispose d’un site qui présente la totalité de son matériel roulant à louer.  La société a 4 clients auprès desquels il loue ses trains : Vy gruppen, Vy Tog, SJ Norge et Go-Ahead.

Norske tog dispose d’une flotte d’environ 300 rames de 17 types différentes. Le parc actuel de trains est divisé en trois catégories, selon l’âge :

  • Moins de dix ans : Flirt (type 74, 75, 75-2 et 76);
  • Environ 20 ans : 71 rames, qui datent toutes des années 2000 (types 72, 73A, 73B, 93).
  • Plus de 20 ans : 67 rames, 21 locomotives et 135 voitures des années 70, 80 et 90 (types 69C, 69D, 69H, 70, 92, Di4, El18, 5, 7 et voitures-lits WLAB2).

En novembre dernier, Norske tog recevait la 150ème automotrices FLIRT de Stadler. Il s’agissait d’une classe 74 et était la dernière automotrice relative à l’accord – qualifié de géant à l’époque -, entre les anciens NSB et Stadler, signé le 2 septembre 2008.

Flytoget, dont on parlait plus haut, a également acquis récemment de nouvelles rames en pure propriété. En mars 2022, une lettre d’intention a été signée afin que Norske Tog rachète une partie de l’ancien matériel roulant de Flytoget, en l’occurence 6 rames de type 71. Flytoget reste donc à l’écart du système norvégien sauf pour faire reprendre son matériel ancien.

Il faut cependant y ajouter des commandes récentes. La politique norvégienne est de renouveler le matériel roulant et on peut dire que le pays a mis le paquet. En 2021, Norske tog avait travaillé, selon ses dires, sur la plus grande acquisition de train jamais réalisée en Norvège. Pour ensuite passer commande comme suit :

  • En janvier 2022, Norske tog signait un contrat cadre de 1,820 milliard d’euros avec Alstom pour fournir 30 rames Coradia Nordic pour trains locaux, avec une option d’achat de 170 rames supplémentaires. Les 30 premières rames sont attendues pour 2025 ;
  • En février 2023, Norske tog a puisé dans le même contrat cadre pour confirmé 55 rames supplémentaires à livrer d’ici 2027.

Ces trains Coradia Nordic pour Norske tog sont spécialement adaptés au réseau ferroviaire norvégien et aux conditions météorologiques norvégiennes. Les trains régionaux désormais commandés peuvent rouler jusqu’à 200 km/h là où l’infrastructure le permettra.

>>> À lire : InterCity Oslo – tunnels, ponts et grande vitesse pour gagner jusqu’à une heure de trajet

Mais ce n’est pas tout. Après les trains régionaux, Norske tog comptait aussi s’attaquer aux trains longue distance. D’une part sur les trains de jour mais aussi sur les trains de nuit. Le loueur a ainsi signé le 17 février dernier un contrat géant avec à nouveau Stadler.

Il s’agit dans un premier temps de 17 rames longue distance sous la marque Flirtnex, avec option jusqu’à 100 rames. Particularités, une partie des rames vont comporter des places couchées en compartiment de 2 ou 4 places. Particularité intéressante, en journée, les compartiments des « rames de nuit » pourront être transformés en coin salon fermé pour les familles ou pour les voyageurs d’affaires. C’est une première car jusqu’ici, l’argument généralement entendu était qu’un train de nuit était extrêmement coûteux du fait d’une utilisation exclusive sur le trajet nocturne. Cet argument vole donc en éclat avec le choix de Norske tog de faire opérer ces trains de nuit comme de jour. Evidemment tout dépendra du choix d’exploitation de l’opérateur à qui seront louées ces rames.

Autres nouveauté, les places assises de nuit – plébiscitées selon une enquête de 2019 -, seraient de véritable « transat » avec une disposition des sièges en 2+1. Sur son site, Norkse tog évoque même que « sur les nouveaux trains longue distance, il y aura une offre « couchée » plus large avec des fauteuils inclinables comme en première classe dans les avions ». Les esquisses de Norske tog semblent cependant différentes de ce que présente Stadler. Quelle que soit la solution retenue, on note  cependant déjà une amélioration sensible par rapport à tout ce qui se faisait jusqu’ici, quand l’Allemagne fait circuler quelques ICE de nuit, dans des fauteuils fixes et sans éteindre les lumières…

« Le train ne doit pas être uniquement un moyen de transport, mais aussi une expérience en soi et un lieu de séjour agréable », expliquait à la presse Sille Svenkerud Førner, chef de projet chez Norske Tog. Rendez-vous en 2026 pour voir circuler les premières rames.

Conclusion

La Norvège a fait le choix d’un paysage ferroviaire très fragmenté, trop peut-être. Le nouveau gouvernement de gauche a stoppé les démarches d’attribution d’un quatrième lot à la concurrence, en l’attribuant directement à Vy, héritier des anciens NSB. Vy cependant devra continuer de louer les rames à Norske tog, car de ce côté la politique demeure jusqu’ici inchangée.

La société de leasing nationale, une solution durable ? Pourquoi pas. C’est une pratique courante dans l’aérien. Ses détracteurs rappellent cependant que les Coradia Nordic ou les Flirt Stadler sont configurées aux normes norvégiennes et qu’on voit mal les voir rouler ailleurs, ce qui veut dire que ces actifs sont non-transférables comme un avion, qui lui peut être vendu partout dans le monde. Ajoutons qu’aux temps anciens de NSB, c’était forcément la même chose…

Une question demeure cependant : est-ce à un loueur de « forcer » la future politique marketing d’un opérateur ? En effet, le choix d’aménagements intérieurs par une entreprise d’État est bel et bien un choix de marketing. On enlève donc une partie cruciale de ce qui fait vivre un opérateur. Cela signifie que les futurs candidats n’auront d’autres choix que de suivre ce que le loueur a décidé. On peut penser aussi que ces nouvelles commandes seraient taillées sur mesure sur base des considérations de l’opérateur historique, mais rien ne permet de le prouver jusqu’ici…🟧

Norgske_tog
Les futures rames longue distance Stadler. On ne sait pas encore qui les exploitera (photo Stadler)

26/02/2022 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

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