(photo Rob Dammers via flickr)
2021 a été proclamée année du rail en Europe. Il y a cependant deux domaines qui doivent impérativement faire l’objet d’un profond renouvellement. Sans quoi le train va rester un objet encore invisible dans le monde des transports.
Depuis plusieurs décennies, le train est un symbole de développement industriel et de fierté nationale pour de nombreux pays européens, et l’importance des chemins de fer ne montre aucun signe de déclin. Mais contrairement à l’industrie automobile ou à l’aviation, qui ont une couverture mondiale, le chemin de fer est resté une « chose » très nationale, tant au niveau technique que culturel. Il en résulte des différences d’approches importantes en matière de technologies et d’exploitation. Il en résulte aussi et surtout un manque de lobbying intense auprès des décideurs politiques. Les groupements ferroviaires installés à Bruxelles donnent bien-sûr le meilleur d’eux-mêmes, mais cela reste encore insuffisant. Le poids de l’industrie aérienne est tel qu’un pays comme la Suède, qui a proclamé « la honte de l’avion », se voit obliger de consolider son propre secteur aérien pour sortir de la crise de la pandémie.
C’est aussi ce faible poids ferroviaire qui fait qu’on tergiverse sur le sauvetage d’Eurostar. Si la France et Grande-Bretagne ont rapidement libéré des fonds pour leur avions et aéroports, c’est parce que l’aviation est depuis toujours l’ambassadrice mondiale de chaque pays, le flagship national, au contraire du chemin de fer. Le poids démesuré de l’IATA est encore aggravé par certaines formes de « compensations » consenties par les autorités politiques, comme les aéroports de province détaxés et « sauvés par l’industrie low cost ». Or le retour sur investissement de cette politique généreuse n’est pas prouvé. Et puis, il y a le fait que les 290 compagnies aériennes de l’IATA partagent beaucoup de choses en commun, alors que les différents réseaux ferrés d’Europe se regardent en chien de faïence. Il suffit de constater les différences d’approche en matière de train de nuit, de définition des Eurocity ou de construction de tunnel pour s’en convaincre…
Il n’est pas ici question d’opposer les modes de transport entre eux, chacun ayant sa pertinence propre. Le monde de demain aura toujours des avions dans le ciel et des autos sur nos routes. La priorité, en revanche, est de montrer que le chemin de fer est un des outils permettant d’atteindre les objectifs climatiques. Mais pour cela, il va falloir jouer sur un terrain bien plus vaste, et abandonner certains égos nationaux. A priori, cela semble très difficile.
Le chemin de fer, contrairement à l’automobile ou à l’aviation, est très imbriqué dans la politique nationale de chaque pays, avec son interventionnisme et ses habitudes socio-économiques. Il dépend très fortement de subsides gouvernementaux, non seulement pour investir ou rénover, mais aussi pour payer les salaires du personnel. Inversement, pilotes et garagistes ne sont pas payés par l’État, mais par l’entreprise qui les emploie, ce qui est très différent. L’industrie automobile ne tourne que grâce à l’achat et l’usage massif de véhicules par les citoyens. Bien-sûr, cet usage massif est lié à une fiscalité favorable à la route et aux investissements colossaux entrepris par les autorités pour fournir un maximum de routes. Certains économistes dénoncent le fait que les États perdent ainsi beaucoup de rentrées fiscales. Mais dans ce cas, la vraie question à poser est de savoir pourquoi les États font tant d’efforts pour la route et beaucoup moins pour le rail ?
L’autre grand thème est l’infrastructure. Contrairement à la route, le réseau ferroviaire est un milieu fermé où vous devez avoir l’autorisation d’une cabine de signalisation pour rouler. Certes, l’espace aérien est aussi un milieu soumis à surveillance, mais le ciel n’a rien de technologique et n’importe quel avion peut s’y rendre moyennant une route autorisée. Sur la route, vous n’avez pas besoin d’autorisation, juste un véhicule en ordre et vos propres yeux pour la sécurité. Avec le chemin de fer, l’infrastructure est au contraire un outil de très haute technicité, lié au problème de freinage des trains qui demande une surveillance importante du trafic et une montagne de processus de sécurité. L’électrification, pourtant qualifiée « d’énergie verte », suppose beaucoup de protections et de précautions à prendre. Pour la détection des trains, les fréquences injectées dans les rails diffèrent d’un pays à l’autre. Ce qui fonctionne dans un pays peut perturber la signalisation du réseau voisin. Pourquoi ne peut-on pas changer cela rapidement à l’échelle de l’Europe ? Parce que toute modification de l’infrastructure impacte sur les véhicules ferroviaires, qui doivent à chaque fois être homologués. De plus, quand on passe une frontière ferroviaire, le courant de traction et la détection des trains sur la voie diffèrent. Cela oblige à installer sur chaque locomotive le système de sécurité (arrêt d’urgence) propre à chaque pays, ce qui a un coût. Il y a là une différence fondamentale avec la route et l’aviation. Quand une autoroute arrive à la frontière, c’est le même type d’autoroute que vous retrouvez immédiatement de l’autre côté. Les véhicules ne sont pas impactés, seulement quelques règles de circulation. Tous les aéroports du monde se ressemblent…
Certaines technologies numériques sont certes disponibles pour une meilleure signalisation et pour mettre davantage de trains sur une ligne. Le concept européen d’ERTMS fait partie de ces progrès mais son implantation est très lente et mobilise beaucoup d’énergie. L’ERTMS/ETCS implique de changer des trains parfois plus anciens. Certains réseaux doivent alors investir plus que d’autres, et cela provoque des tensions. Parfois certains ingénieurs considèrent que cela n’en vaut pas la peine, quand des anciens trains vont bientôt prendre le chemin de la ferraille d’ici quelques années. On doit alors faire face à des « périodes de transition », avec des trains qui ont l’ETCS et d’autres pas, ce qui est néfaste pour le débit en ligne puisqu’on doit alors s’aligner sur les anciennes technologies. La transformation du matériel roulant peut parfois coûter très cher, même si c’est sur le long terme. C’est ici qu’on retrouve le problème du chemin de fer et de l’État : comment payer le coût des transformations quand les gouvernements décident qu’ils ont d’autres priorités ?
On mesure alors à quel point un lobbying efficace est hautement nécessaire. Avec un triple objectif. D’abord démontrer que le rail est bien un outil qui peut aider à la cause climatique, ce qui pourrait plaire aux politiciens. Ensuite, démontrer que le rail peut éliminer ses technologies obsolètes et se reconstruire sur base de normes plus européennes que nationales. Et enfin démontrer aussi que le chemin de fer est un instrument qui peut être exploité à un coup raisonnable pour la collectivité.
Le secteur ferroviaire devrait avant toute chose faire front en bloc, en cessant cette guéguerre public/privé. Un train reste un train et les rails appartiennent à l’État, qui doit tout faire pour qu’on en fasse un usage intensif. Il faut cesser de faire du chemin de fer un objet politique. Toutes les idées et toutes les sources d’argent disponibles doivent pouvoir être mobilisées sans discrimination idéologique. Il faut parler de chemin de fer unifié, mais avec des acteurs pluriels, comme le fait l’IATA qui se fiche de l’actionnariat de ses adhérents, du moment qu’il y ait un objectif commun. Ce n’est pas le logo sur la locomotive qui compte, mais la prestation fournie avec la sécurité, la durabilité et la qualité à un prix acceptable pour tous.
Sans cela, nos politiciens risquent de regarder ailleurs pour leurs objectifs climatiques…
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