L’ouverture du tunnel du Ceneri ce vendredi 4 septembre marque la fin des grands chantiers des traversées alpines en Suisse. Mission accomplie pour ce pays qui n’est pas membre de l’Union européenne, tandis que les deux autres pays voisins sont toujours occupés avec de gros travaux.
Le tunnel du Ceneri est le dernier grand ouvrage d’art du grand programme d’infrastructure NLFA que la Suisse a mis en route dès 1998. La nouvelle liaison ferroviaire à travers les Alpes (NLFA) est un projet de construction suisse visant à accélérer les liaisons ferroviaires nord-sud à travers les Alpes suisses. Il comprend 3 tunnels de base :
le tunnel de base du Lötschberg, d’une longueur de 35 kilomètres, ouvert le 7 décembre 2007, qui a été la première partie de la NLFA à être livrée, mais qui n’est que partiellement achevée ;
le tunnel de base du Saint-Gothard de 57 kilomètres, ouvert le 31 mai 2016 et …
… le tunnel du Ceneri de 15,4 kilomètres, qui est ouvert ce vendredi 4 septembre 2020.
(document wikipedia)
On notera toutefois trois éléments : nous parlons ici des traversées alpines sur les flux internationaux du grand axe Europe du Nord – Italie. Ensuite, les travaux d’achèvement de la deuxième voie du tunnel de base du Lötschberg devraient commencer en 2021/2022 pour une ouverture vers la fin de 2028. Enfin, un quatrième tunnel est en cours de construction au sud de Zurich, le tunnel du Zimmerberg, mais en 2010, il était décidé que la poursuite des travaux sur ce projet était mis en attente pour une durée indéterminée. Bien qu’il soit inclus dans le programme NLFA, il ne fait pas vraiment partie des flux internationaux Nord-Sud puisqu’il est principalement destiné à faciliter l’accès à Zurich. On peut donc dire que la Suisse, en inaugurant le Ceneri, achève un important programme d’infrastructures et que sa mission a été accomplie.
(photo Alp Transit)
La traversée des Alpes représente un dossier important pour les suisses. Le pays est en effet le passage favoris et le plus court entre Cologne et Milan, mais au prix d’une importante pollution des montagnes et d’encombrements endémiques des infrastructures. C’est la raison pour laquelle la Suisse proposa de rehausser drastiquement le prix du transport routier en transit et de reverser un maximum de camions sur le rail.
Au-delà des tunnels, le grand défis des accès… AlpTransit est une création de 1992, lorsqu’un référendum a ouvert la voie au financement des tunnels de base du Lötschberg et du Saint-Gothard et des travaux connexes. L’objectif principal était de réduire le nombre de poids lourds qui traversent l’environnement alpin sensible, et donc de réduire les émissions de gaz d’échappement nocifs. L’objectif de ne pas faire transiter plus de 650 000 camions par an en Suisse d’ici 2018 a été dûment inscrit dans la loi, mais au fil du temps, il est devenu évident que cette limite ne serait jamais atteinte. Les derniers chiffres de 2019 montrent qu’il y avait encore 898.000 véhicules en transit, malgré une part de marché de 70% détenue par le rail.
Mais l’enjeu principal de l’ensemble du corridor Benelux-Italie est d’avoir une route qui accepte les 4m de hauteur d’angle des camions. Or, si les trois tunnels suisses terminés disposent bien entendu de cette cote, tel n’est pas le cas de nombreuses sections de lignes en Allemagne et surtout, en Italie. En Suisse, l’impression domine que « les autres ne font pas le job »… L’incapacité des gouvernements allemand et italien à faire progresser la modernisation des voies d’accès aux dimensions du corridor suisse est fréquemment démentie dans les deux pays voisins, à coup d’annonces médiatiques. En septembre 2014, la Suisse avait conclu avec RFI une convention basée sur l’accord bilatéral avec l’Italie et qui contenait des exigences techniques de construction pour un couloir acceptant les camions de 4m entre la Suisse et Novara/Busto Arsizio (I). La Suisse s’engageait à financer les mesures à raison de 120 millions d’euros. RFI, en Italie, assurait le financement du tronçon Chiasso-Milan pour environ 40 millions d’euros.
(photo David Gubler via wikipedia)
Le rêve d’une infrastructure technique aux normes identiques sur 1.500km dépasse évidemment très largement l’objet des trois tunnels suisses. Il fait référence à la politique de l’Union européenne qui a voulu créer un chemin de fer moderne et attractif en se concentrant sur des corridors « adaptés » à la cohésion du Continent. Cette modernité passe par l’addition de plusieurs critères techniques, comme l’acceptation d’une hauteur de 4m pour les camions et l’exploitation par l’ETCS, ainsi que d’un nouveau type de management par le biais d’un guichet unique qui conçoit les sillons horaires. Une belle idée qui a pris beaucoup de retard, qui mêle beaucoup d’acteurs qui ont tous leurs contradictions et qui, surtout, est du ressort des nations, seules responsables de leurs infrastructures.
Un bel exemple de contradiction est l’ETCS : il a les faveurs des gestionnaires d’infrastructure, car c’est l’occasion de moderniser drastiquement la signalisation et la sécurité. Mais il fait l’objet de fortes critiques des opérateurs, pour qui ce sont des coûts énormes de retrofit du matériel roulant, et qui jusqu’ici ne voient pas d’améliorations significatives dans l’exploitation du trafic.
Et que font les voisins ? L’autre grande question concerne les voisins de la Suisse. En France et en Italie, le tunnel Lyon-Turin n’en finit pas d’être malmené par la politique, au gré des élections où chacun donne son avis et proclame ses invectives. Ce contexte très latin étonne toujours dans une Suisse où règne un calme et souvent un consensus national. On se souvient qu’en 2019, la guerre éclatait entre le M5S populiste et la Ligue du Nord tout aussi populiste : deux avis divergents au sein du même gouvernement Conte. Le M5S s’est finalement pris une raclée lors du vote sur la poursuite des travaux du tunnel. Comme l’explique Andrea Giuricin, en 2020, le rapport de la Cour des comptes européenne ne disait pas – comme beaucoup l’ont affirmé à la hâte – que le tunnel est inutile, mais que les coûts supplémentaires sont dus aux retards causés par l’incapacité politique à réaliser les grands travaux. Une différence majeure avec la culture en Suisse.
Au-delà de ces querelles, il y a les faits : la part de marché du rail sur Lyon-Turin est de 14% dans le fret ferroviaire. Des infrastructures supplémentaires ne sont jamais inutiles. Depuis 2016 en Suisse, environ 1.065 sillons sont généralement disponibles chaque semaine au Saint-Gothard et 633 au Lötschberg/Simplon, soit un potentiel de 1.700 sillons par semaine. Un chiffre forcément inatteignable sur l’axe franco-italien.
De l’autre côté, l’Autriche se trouve en meilleure position concernant son tunnel du Brenner dont les travaux progressent, certes plus lentement que prévu. Mais le Tyrol, en revanche, subit de plein fouet la politique routière de la Suisse : de nombreux routiers rejoignent l’Italie par l’autoroute du Brenner plutôt que par celle du Gothard, trop chère. On a donc déplacé la pollution et le problème. Pourquoi ? Parce que si on additionne les trafics poids-lourds suisses et autrichiens, on se rend compte que le train n’a finalement pas capté autant de marchandises que prévu. Pire, le trafic poids-lourds est toujours en augmentation. Conséquence : le Tyrol a mis en place des restrictions de circulation, interdisant aux camions dont la longueur dépasse les 12 mètres de quitter l’autoroute pendant des périodes déterminées.
Un projet de nouveaux tronçons ferroviaires suscite des inquiétudes au sud de Munich. Il s’agit de désengorger Rosenheim pour faciliter l’accès, en Autriche, au tunnel de Brenner en construction. Il s’agit ici d’un accès essentiel dont nous parlions plus haut, et qui fait partie du Corridor européen TEN-T Scandinavie-Méditerranée, engagé par l’Union européenne. Mais c’est l’Allemagne qui gère les travaux… et encaisse la fronde des riverains.
De son côté, l’Italie s’engage aussi à créer une infrastructure d’accès moderne. Le gestionnaire du réseau ferroviaire italien (RFI) a publié l’appel d’offres pour la conception et la construction d’une ligne nouvelle Fortezza-Ponte Gardena, qui est le prolongement naturel du côté italien du tunnel de base du Brenner, afin de renforcer l’axe Vérone-Munich du corridor RTE-T Scandinavie-Méditerranée. Les 22,5 kilomètres coûteraient environ 1,52 milliard d’euros, financé par l’accord de planification entre RFI et le ministère italien des Infrastructures. Il est prévu d’achever les travaux en 2027, pour une mise en service 2028. En parallèle, la section existante Ponte Gardena-Vérone bénéficierait d’un quadruplement de certains tronçons de la ligne. Commentaire d’un conseiller régional : « cela permettra l’élimination des goulots d’étranglement causés par le trafic sur l’axe du Brenner (…) La spécialisation des lignes (ndlr voyageurs/fret) permettra une augmentation du trafic en provenance du Nord entrant dans le hub de Vérone, avec un impact significatif pour le terminal de fret Quadrante Europa à Vérone, qui est aujourd’hui l’un des principaux ports de fret sur le scénario européen. » Voilà qui tranche radicalement avec la mentalité du côté du tunnel Lyon-Turin.
On voit ainsi que les projets de France et d’Autriche suscitent encore beaucoup de débats et d’incompréhensions. Dirk Flege, directeur général de l’association allemande « Allianz pro Schiene », explique que « l’idée des réseaux transeuropéens RTE-T rattrape, pour ainsi dire, ce que nous n’avons pas réussi à réaliser au cours des dernières décennies au niveau national.» C’est la raison d’être de ces grands travaux. Pour la Suisse, c’est un soulagement : « nous avons fait le job… »
(photo consortium CPC)
31/08/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance Inscrivez-vous au blog
Tel est le message de la Cour des Comptes européenne, qui vient de diffuser à quelques semaines d’intervalle deux rapports sur les infrastructures de transport en Europe. Et ça pose question…
En début de semaine, un rapport intitulé « EU transport infrastructures: more speed needed in megaproject implementation to deliver network effects on time » (1) égratignait 8 méga-projets transfrontaliers de génie civil et de transports, fustigeant le temps de mise en oeuvre et les dépassement de coûts. Mais personne ne semble avoir vu qu’au milieu du mois d’avril dernier, cette même Cour des Comptes européenne remettait un autre rapport demandant à la Commission européenne d’accorder la priorité aux investissements dans le réseau routier central de l’UE en raison d’un achèvement lent et d’un entretien difficile (2). Alors quoi ?
Gare aux interprétations. Certains n’en retiennent que les dépassements de coûts, pointés par la Cour, ainsi que d’éventuels surestimations dans les prévisions de trafics, de tout temps dénoncées par les opposants aux infras. Mais on se rassure, « la mise en place des corridors du réseau central RTE-T dans les délais prévus est capitale pour atteindre les objectifs stratégiques de l’UE, et contribue à soutenir la croissance et l’emploi et à lutter contre le changement climatique », a déclaré M. Oskar Herics, le Membre de la Cour, responsable du rapport. De fait, le communiqué de presse rappelle que les mégaprojets transfrontaliers essentiels dans le domaine des transports au sein de l’UE mais « qu’ils progressent plus lentement que prévu », ce qui signifie en rien qu’ils soient inutiles voire anti-écologiques.
Et c’est peu dire que la Commission ne conçoit pas les infras comme peu utiles. Au mois d’avril, paraissait un autre rapport consacré aux autoroutes (2), ne laissant planer aucun doute sur l’accélération du mode routier, green deal ou pas. « D’ici 2030, la Commission vise à achever près de 50.000 km d’autoroutes et de routes express couvrant les neuf principaux corridors RTE-T et tous les principaux axes de circulation de l’UE. Le réseau routier central de l’UE progresse, mais n’est pas encore pleinement fonctionnel, » a déclaré Ladislav Balko, responsable d’un rapport plutôt centré sur les pays de l’Est. Un discours bienveillant où les amateurs du « monde d’après » en prendront pour leur grade…
C’est quoi, alors, le message ? D’abord rappelons que la Cour des Comptes européenne n’est pas la Commission européenne. La Cour des comptes européenne a été créée en 1977 pour contrôler les finances de l’UE. Le point de départ de ses travaux d’audit est le budget et les politiques de l’UE, principalement dans les domaines liés à la croissance et à l’emploi, à la valeur ajoutée, aux finances publiques, à l’environnement et à l’action pour le climat. La Cour des comptes vérifie le budget en termes de recettes et de dépenses.
Et on peut dire que cette Cour met le doigt là où cela fait mal. Les dépassements de coûts ? L’analyse est limpide. Le traité donne aux États membres la responsabilité de mettre en œuvre des projets dans le réseau de transport. L’UE ne fait que contribuer partiellement aux financements des projets les plus intégrateurs, et identifiés comme tels. Or l’immense problème est qu’au nom de la souveraineté nationale, chaque État membre la joue perso : « Les États membres ont des priorités nationales différentes, qui peuvent ou non coïncider avec les investissements nécessaires sur les corridors transnationaux de l’UE. Les États membres ont également des procédures différentes pour l’exécution des travaux et des vitesses de mise en œuvre différentes. Le soutien et l’opposition aux grandes infras varient considérablement et les priorités politiques peuvent changer au fil du temps, » indique le résumé du rapport. Qui d’ailleurs donne comme exemple le traitement législatif bien différent concernant le projet Lyon-Turin entre la France et l’Italie.
Pour veiller à ce que les États membres achèvent le réseau en temps voulu, la Commission ne dispose que d’outils juridiques limités pour faire respecter les priorités de l’UE, explique la Cour. Et c’est bien là un aveu explicite : la « vraie » Europe n’existe pas et peine à coordonner et à faire respecter les calendriers et les délais. Et dans ces cas-là, l’expérience montre à quel point les coûts peuvent exploser, quand il faut interrompre un chantier, casser des contrats, renouveler un appel d’offre, faire revenir des entrepreneurs entre-temps partis ailleurs…
On sait depuis longtemps que l’Europe n’est vue par beaucoup de politiciens qu’au travers d’une vaste pompe à finances, un « retour légitime » justifié par le fait que chaque Etat membre verse une contribution calculée en fonction de son poids économique. Il suffit d’analyser la politique agricole commune pour s’en convaincre…
Dans le cadre de la gestion partagée, où la responsabilité première de la mise en œuvre incombe à l’autorité de gestion compétente, « nous avons constaté des cas d’utilisation non optimale des fonds communautaires pour un montant total de 12,4 millions d’euros et de gaspillage de 3,7 millions d’euros de cofinancement communautaire sur l’autoroute A1 de 582km, en Roumanie. » Laquelle montre le parfait exemple de souveraineté avec la nécessité d’un permis de construire par lot de 7 km d’autoroute, et une autorisation environnementale pour chaque tronçons de 26 km. La politique villageoise dans toute sa splendeur, bien loin du sacro-saint « bien commun »…
Là où on pourrait tacler la Cour, c’est que curieusement l’analyse des projets ferroviaires et aéroportuaires est toujours basée sur des quantités de trafics escomptés, quand le réseau routier n’est jamais envisagé sous cet angle ! « Les routes jouent un rôle important en reliant les pays et régions de l’UE, contribuant ainsi à leur activité économique, à leur développement et à leur croissance, » explique-t-on dans le rapport « routier » d’avril, sans plus de détails, comme si cette seule justification suffisait à prévoir 78 milliards d’euros de fonds communautaires. Du coup, la pertinence écologique d’ouvrages d’art comme le Lyon-Turin, Rail Baltica ou le nouveau lien entre Hambourg et Copenhague, semblerait peu, voire pas évidente d’après les sages de Luxembourg : « les volumes de trafic réels s’écartent notablement de ceux prévus, et il existe un risque élevé de surestimation des effets positifs de la multimodalité ».
Ajoutons à cela les freins considérables concernant un chemin de fer communautaire sans frontières : les États n’en veulent pas, sauf à aller piquer quelques cerises chez le voisin à l’aide d’un « bras armé » d’une entreprise publique. La faiblesse affligeante du trafic entre Perpignan et Barcelone, ville mondiale, ne peut être analysée qu’au travers de la guéguerre que se livrent les deux entreprises publiques respectives SNCF et Renfe, chacune craignant d’être bouffée par l’autre… Il en est de même entre la France et l’Italie, ainsi qu’entre la Suisse et ses voisins.
Pas morte, la route…
Du côté routier, tous ces problèmes n’existent pas et les lobbies savent parfaitement en jouer à Bruxelles. Là réside le plus grand danger : la facilité de la route qui « concerne tout le monde » contre la complexité ferroviaire « qui ne concerne qu’une fraction des électeurs ». Cela parait anodin, mais on n’a pas idée de l’impact que cela provoque dans les couloirs de la Commission et du Parlement européen. « Les sociétés d’autoroute font un lobbying énorme pour faire passer la route comme un mode de déplacement durable, » explique Eva Sas, membre d’Europe Écologie Les Verts, à propos de projets autoroutiers autour de Montpellier et en Gironde. L’autoroute verte est à portée d’échangeur, jugeait en 2015 l’historien Mathieu Flonneau, coauteur de Vive l’automobilisme (Fondapol, 2015) : « Avec les nouveaux usages collaboratifs, la route redevient un mode pertinent sur certaines distances, notamment le périurbain mal desservi par les transports collectifs. Pour faire du développement soutenable, il faut une économie soutenable, et la route, longtemps méprisée, coûte moins cher que le fer, »explique le site Terraeco.
La fausse idée des infras existantes…
Pour prolonger les propos précédents, certains aficionados écolos préfèrent du coup « transformer l’existant plutôt que de bétonner davantage. » C’est très joli, mais les faits en Europe montrent que la rénovation des voies ferrées existantes n’est pas moins chère et prend parfois plus de temps. Les chantiers multiples entre Karlsruhe et Bâle sur le grand RTE-T Rotterdam-Gênes, ont débuté en… 1987 et ne devraient pas être entièrement terminés avant 2030, soit 43 années de rénovation ! Il y a déjà eu Rastatt et plus récemment le dramatique accident d’Auggen, où une dalle a tué un conducteur de train. Ailleurs, nous avons eu le projet « Thameslink » à Londres dépassant les 20 années en contexte urbain certes difficile, le RER de Genève qui a pris quasi 12 à 15 ans, les chantiers multiples qui génèrent des baisses de vitesse quasi perpétuelles, c’est clair, rénover l’existant met à rude épreuve les nerfs des navetteurs, des politiciens à courte vue et des associations diverses qui remettent tout en cause au gré du vent.
D’autant que si la rénovation d’une infra locale peut paraître sympathique, elle s’accompagne très souvent de surenchères « citoyennes » pouvant aller jusqu’au recouvrement des voies ferrées d’une odieuse dalle… de béton, comme à Boisfort dans le grand bruxellois ! À ce jeu là tout le monde perd : les riverains qui se tapent un beau mur (rapidement tagué…), le gestionnaire d’infra qui se voit imposer des critères de « sécurité tunnel » multipliant les coûts et… le contribuable national, non-concerné, prié de renflouer les caisses vides de l’État. L’écologie au prix du luxe, qu’une prochaine Cour des Comptes viendra critiquer…
Certes, ces chantiers locaux n’ont rien à voir avec les gargantuesques projets trans-européens. Mais si on analyse celui du Fehmarn, ce projet de pont/tunnel devant relier le nord de l’Allemagne au Danemark, on perçoit tout de suite que maintenir l’existant, c’est perpétuer le passé. Lequel se décline par une traversée d’une heure en bateau, ce qui de facto limite la capacité des trains et par extension… ne répond pas aux défis climatiques. Les amateurs de « slow food/slow travel » apprécieront certainement cette non-croissance mais oublient que quand on limite les voyages, ceux-ci sont plus chers et ne bénéficient… qu’à ceux qui savent se les payer, même si l’État intervient (et en réalité il intervient déjà sur les ferries du Fehmarn…). On sait par ailleurs que l’opposition au « béton » provient parfois de tout autre chose, par exemple la chasse au capitalisme chère à l’univers décroissant. Le train devient alors la victime de ces idéologies.
Puttgarden, débarquement d’un ICE-T d’un ferry (photo Superbass via wikipedia license CC-BY-SA-4.0)
On pourra encore revenir sur la problématique des lignes de crêtes dans les Alpes. Les suisses l’ont résolue par les NLFA qui nous délivrent trois tunnels à coup de milliards, le dernier, le Ceneri, devant être ouvert cet automne. Le Semmering autrichien suit son cours pour soulager le Tyrol. Dans ces deux cas, on mise sur une croissance du trafic qui ne sera peut-être pas tout de suite celle prévue par les grands bureaux de consultance. Car entre-temps, arrivèrent 2008 puis le coronavirus. Ca fait beaucoup, mais du coup les critiques sur un décalage entre chiffres d’hier et réalité d’aujourd’hui peuvent parfois avoir une odeur de populisme. Qui peut prouver qu’une infra chère aujourd’hui ne servirait pas demain à toute une économie ?
Comment faire tomber de telles barrières ? Le coût des infras ferroviaires rappelle que rien n’est gratuit mais qu’en revanche, toute infrastructure ferroviaire est là pour durer, et qu’il faudrait donc diviser le coût total sur sa durée de vie complète, soit bien au-delà d’un demi-siècle, ce qui modifie les paramètres. La faiblesse des trafics constatés montre que les freins ne viennent certainement pas des industriels mais bien des États, qui vivent en mode « protection » de leurs anciennes gloires ferroviaires nationales. Faire d’un défi « une opportunité pour le futur » n’est pas dans les gènes des conservateurs…
Si on veut booster les trafics sur les ouvrages d’art analysés par la Cour des Comptes européenne, il faut tout simplement ouvrir le réseau sans restrictions et y laisser venir un maximum d’opérateurs et de trains. Ouvrir le réseau, c’est aussi assigner une tarification raisonnable de l’infrastructure pour générer des trafics plutôt que de les asphyxier. Enfin une délégation de pouvoir plus prononcée pour gérer le timing des chantiers trans-européens est hautement nécessaire pour avancer, et surtout pour terminer ces chantiers. Mais là, on connait déjà la réponse…
SüdLeasing, filiale de la Landesbank Baden-Württemberg, a attribué à Siemens Mobility un contrat portant sur la fourniture de 20 locomotives Vectron de type MS, qui seront exploitées par SBB Cargo International dans le cadre d’un contrat de leasing à long terme et de durée variable. La commande annoncée le 22 juillet comprend un contrat de maintenance complète avec Siemens Mobility et une option pour une seconde tranche de 20 locomotives supplémentaires.
Ces locomotives de 6.400kW équipées de systèmes de contrôle ETCS mais aussi et encore des systèmes de protection nationaux, sont destinées à la desserte du corridor Rhin-Alpes (Benelux-Italie), l’un des plus gros d’Europe. Elles sont conçues pour rouler en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Italie et aux Pays-Bas. Elles devraient être construites à l’usine de München-Allach entre fin 2019 et mi-2020, et livrées juste à temps pour l’ouverture du tunnel de base du Ceneri en décembre 2020, le second tunnel qui complétera l’axe du Gothard.
« Avec l’expansion de notre parc de véhicules Vectron, nous remplaçons presque totalement nos anciennes machines de type Re620 et Re420, conçues exclusivement pour le service en Suisse. Nous nous concentrons sur un parc de locomotives multisystèmes efficace et à la pointe de la technologie », rapporte Sven Flore, CEO de CFF Cargo, à Railway Gazette et International Railway Journal.
SBB Cargo International, qui évolue comme une filiale avec 25% des parts détenues par Hupac, tente de se désendetter en augmentant ses parts de marché sur le corridor mythique Rotterdam-Gênes. Mais il lui faut pour cela de la traction moderne et interopérable, ce que lui offrent les Vectron « packagées » DE-AT-CH-IT, mais pas « FR » ! La flotte de SBB Cargo International dispose donc déjà de 145 locomotives sans la nouvelle commande de ce mois. Les Vectron sont classées en Suisse en tant que Re193. En décembre 2017, SBB Cargo International avait déjà pris en leasing 18 locomotives pour un contrat de 15 ans, auprès du loueur LokRoll AG, filiale de Reichmuth Infrastruktur. Fin 2020, le parc comptera 38 machines Vectron sur les 165 engins de traction, soit près d’un quart de la flotte.
L’Office fédéral des transports (OFT) vient de publier son rapport 2018 sur le trafic transalpin de marchandises. Il en ressort que la quantité de marchandises acheminées par route et par rail à travers les Alpes a augmenté l’année passée avec +2,0 %, soit un total de 39,6 millions de tonnes, ce qui donne la mesure de cet axe important entre l’Europe du Nord et l’Italie. Après avoir subi de grosses pertes l’année précédente en raison des fermetures de ligne à Rastatt (D) et à Luino (I), le rail s’est ressaisi en 2018. Le transport combiné non accompagné (TCNA) confirme sa position de leader : l’an dernier, il a permis d’acheminer par voie ferrée 19 millions de tonnes de marchandises en conteneurs, en caisses mobiles et en semi-remorques. Cela confirme largement que le concept d’autoroute ferroviaire avec chauffeurs reste un marché de niche. Ceux qui utilisent le transport combiné sont donc clairement de grands groupes ou sociétés ayant des correspondants de part et d’autre des Alpes pour amener et réceptionner les semi-remorques. Cela ne fait pas l’affaire des petits indépendants qui n’ont pas cette structure européenne, et que l’on retrouve donc sur les routes.
En 2018, 941.000 camions ou véhicules equivalents ont traversé les Alpes suisses, soit une baisse de 33 % depuis 2000, l’année où l’introduction de la redevance sur le trafic des poids lourds liée aux prestations (RPLP) et l’augmentation progressive de la limite de poids des camions à 40 tonnes ont posé de nouvelles conditions-cadre. Le nombre de courses a baissé davantage (-1,4 %) que le volume de marchandises transportées par la route (-0,2 %). Cela explique donc une meilleure productivité du secteur routier et un meilleur taux d’utilisation des camions. Parmi les quatre passages routiers à travers les Alpes suisses, le Saint-Gothard et le San Bernardino restent les liaisons les plus importantes. De plus, l’OFT analyse paradoxalement que « grâce aux incitations induites par la RPLP, les camions en trafic transalpin sont aujourd’hui équipés de moteurs nettement moins polluants. » Les Alpes seraient donc sauvées malgré tout ?
Le problème des objectifs chiffrés
Le rail dans son ensemble n’a pas pu égaler son niveau de performance de 2016. Conformément à la loi suisse, l’objectif de transfert de 650.000 camions à travers les Alpes suisses aurait dû être atteint en 2018. On en est encore loin, ce qui prouve la difficulté des lois avec objectif chiffré. La Suisse analyse ce résultat décevant par le fait que cet objectif n’ait pu être atteint faute d’acceptation politique dans les pays voisins d’une bourse du transit alpin ou d’un autre système de contingentement des courses de camions. D’où la tentation de certains d’instaurer des politiques autoritaires d’interdiction, ce qui pose la question démocratique…
L’OFT juge aussi les performances du rail. Il recense entre autres un manque de ponctualité et de fiabilité des exploitants : au cours du second semestre 2018, seuls 44 % des trains de marchandises sont arrivés à l’heure à destination. La proportion de trains accusant plus de trois heures de retard est passée à 29 %. Cette situation est due à des fermetures de tronçons pour cause de travaux, des déviations ainsi qu’à des manques d’effectifs et de matériel roulant pour certaines entreprises.
Conclusion
La politique Suisse est dans la bonne direction, mais le secteur routier améliore lui aussi ses performances. Le rail doit encore faire face à des défis importants en terme de processus de travail et d’organisation, meme si sa part de marché à travers les Alpes est élevées. Rien n’est impossible mais les tonnages en transit sont impressionnants et montre l’ampleur de la tâche pour un transfert de la route vers le rail. Reprendre ne fusse que déjà 20% des 941.000 camions signifierait la mise en route de 5.540 trains supplémentaires sur l’année, soit 15 à 16 par jour. C’est pas gagné….
C’est la plus grande – et la plus belle -, barrière naturelle d’Europe. Les Alpes, sur grosso-modo 1.200km, encerclent l’Italie et la Slovénie en les séparant de l’Europe centrale et de la France. Pour les traverser à l’apparition du chemin de fer, il a fallu construire en Autriche et en Suisse des tunnels « de faîte ». En France aussi, avec le tunnel du Mont-Cenis, qui est par convention entièrement géré par le gestionnaire d’infrastructure italien, RFI.
Le tunnel sous la Manche a pu démontrer la possibilité de construire des ouvrages très long et à grande profondeur. C’est ainsi qu’il fût décidé, dans le cadre d’une Europe de la croissance et de préoccupations écologiques, de dédoubler les trois grands tunnels faîtiers ferroviaires existants du Lötschberg (CH), du Gothard (CH) et du Mont-Cenis (F). L’Autriche, quant à elle, dispose d’une ligne majeure passant par le col du Brenner, sans tunnel. Elle décida néanmoins de construire un ouvrage souterrain gigantesque pour soulager un des axes les plus encombrés d’Europe. Avec celui du Ceneri (Suisse, Tessin), cela nous fait donc cinq tunnels ferroviaires entièrement neufs pour rejoindre l’Italie, dont deux sont déjà en service. L’occasion de faire le point.
Pourquoi tant de trafic avec l’Italie ?
La « banane bleue » est une représentation non-officielle d’une dorsale économique et démographique de l’Europe occidentale qui s’étend, grosso-modo, de Londres à Bologne, la couleur étant celle de l’Europe. Les régions concernées comprennent le bassin londonien, le Benelux, la Ruhr, la vallée rhénane, la moitié ouest de la Bavière, la Suisse, le Tyrol et la Lombardie, ce qui représente une zone peuplée de 80 à 100 millions d’habitants selon l’étendue qu’on lui donne, soit le cinquième de la population globale de l’UE, pour une surface de moins d’un dixième du territoire de l’Union. Elle draine une grande partie des ressources économiques et culturelles. Plus globalement, les régions concernées sont les plus riches et appartiennent à ce qui est décrit comme étant « la mégalopole européenne », vaste triangle délimité par Londres, Milan et Hambourg, et qui constitue le cœur économique de l’Europe. Cela se ressent dans son trafic ferroviaire, très abondant. On a déjà vu que Trieste, outre sa fiscalité particulière, tirait parti du gigantesque réservoir économique de l’Europe centrale.
La Spezia : un port de la cour des grands, tout petit, très enclavé, mais très dynamique (photo presse La Spezia)
L’importance de la mer
L’Italie se trouve en fait à la croisée des chemins, sur deux volets distincts. D’une part, le pays est quasi le premier pays européen de réception maritime puisqu’il se situe sur les grands courants venant d’Asie. Quatre ports à conteneurs permettent d’épargner 4 à 6 jours de navigation vers l’Europe du Nord. L’ancien premier ministre Matteo Renzi déclarait en 2016 que : « Aujourd’hui, Gênes peut devenir un point de référence pour les ports et pour la Méditerranée, [avec] le doublement du canal de Suez [et les travaux du] corridor Gênes-Rotterdam, qui permet à l’Europe d’être de plus en plus compétitive. » L’Italie se positionne clairement sur le courant Asie-Europe. Trieste, et sa fiscalité généreuse, est devenu la nouvelle porte d’entrée… de la Turquie ! Encore faut-il pouvoir écouler ces flux avec l’efficacité requise. Longtemps les Alpes ont justement constitué une barrière tant pour le Nord que pour le Sud.
Mais l’efficacité portuaire joue aussi. Témoignage de cet entrepreneur suisse, en 2012 : « Les ports de Rotterdam, Anvers et Hambourg sont de plus en plus encombrés et parfois un conteneur attend une semaine ou deux avant d’être envoyé à sa destination. Pour notre société, l’alternative des trois ports italiens est déjà une réalité. » Pour 2024, le seul port de La Spezia prévoit un vaste plan de modernisation mêlant l’Autorité portuaire avec une communauté d’entrepreneurs privés très actifs. « Pour le port de La Spezia » – explique Daniele Testi, directeur marketing de Contship Italia – « il est essentiel de devenir de plus en plus une passerelle internationale, ce qui signifie qu’il faut disposer d’un système capable de gérer rapidement le dédouanement en mer (…)La Spezia doit couvrir des zones de marché qui peuvent encore être élargies, telles que la Suisse et le sud de l’Allemagne. » Ce « petit » port qui a fait 1,47 million d’EVP (Equivalent Vingt Pieds) en 2016, a envoyé près de 7.465 trains de fret (+ 6,4%).
Le système de « retro-porti », ou « port-intérieur ». Le nord de l’Italie compte un grand nombre de terminaux intermodaux très actifs, tous branchés sur les grands flux européens. Ici le terminal de Melzo, non loin de Milan.
L’autre volet tient à l’économie italienne elle-même. Riche d’un tissu de PME forgé par un capitalisme familial et d’entreprises très diversifiées, le nord de l’Italie fournit un grand nombre de biens qui inondent les magasins de l’Europe entière. En 2013, une mission du Sénat français constatait que l’industrie lombarde est dominée par des petites et moyennes entreprises familiales, souvent sous-traitantes de l’industrie allemande, et par la présence de plusieurs grandes entreprises. Elle est florissante dans de nombreux secteurs, en particulier ceux de la mécanique, l’électronique, la métallurgie, le textile, la chimie, la pétrochimie, la pharmacie, l’agroalimentaire, le mobilier et les chaussures. Milan et sa province comprennent près de 40 % des entreprises industrielles lombardes. La part de l’industrie dans l’emploi est largement supérieure à la moyenne italienne (36,2 % des actifs contre 29,9 %). « De façon encore plus frappante, l’excédent manufacturier de l’Italie atteint 94 milliards d’euros alors que la France est déficitaire de 37 milliards d’euros. » (Chiffres 2012). Des flux importants qui utilisent partiellement – mais pas assez -, le trafic ferroviaire, et qui justifient les nouveaux tunnels alpins si on veut une diminution du trafic routier, déjà trop élevé.
Un peu de hauteur
Par trafic ferroviaire on songe évidemment au transport combiné. « Mettez ces camions sur les trains » clament riverains et politiciens. Fort bien. Mais là encore la technique impose des restrictions. Alors que le monde de la route a pu imposer ses camions de 15,50m et 44 tonnes en une décennie, le chemin de fer, lui, vit toujours avec son bon vieux gabarit d’une autre époque, celle où le camion n’existait pas. Les électrifications successives, et les ponts construits lors de suppression de passage à niveau n’ont pas pris en compte une norme qui n’existait pas dans les années 60 à 70. La hauteur de 4m, cela signifie 427cm de libre au coin des camions. De nombreux ouvrages ont déjà été adaptés en Suisse, mais pas partout en France et en Italie.
À cela s’ajoute un autre problème technique : 80% des remorques vendues ou en circulation ne sont pas préhensibles par pinces, pour être placées sur des wagons. Cela limite le report modal et le trafic des trains, nous y reviendrons ultérieurement. Pour l’heure, revenons aux tunnels alpins.
800 trains par jour en 2030
Les régions du Nord-Ouest Piémont, Ligurie et Lombardie sont traversées par 3 corridors du réseau de transport d’Europe centrale : le corridor Rhéno-Alpin, le corridor Scandinavie-Méditerranée et le corridor Nord-Méditerranée dont Turin – Lyon est un segment fondamental. Ces trois corridors ferroviaires relient certaines des régions les plus densément peuplées et industrielles d’Europe, qui concentrent, sur 1.200 kilomètres, des zones de production d’importance mondiale. C’est dire l’importance des enjeux. La région du corridor du Rhin représente à elle seule 18% du PIB européen et prévoit une augmentation du transport ferroviaire dans le scénario 2030 de 44,6 à 82,6 millions de tonnes. Le corridor méditerranéen représente 17% du PIB européen et prévoit une augmentation du transport ferroviaire dans le scénario 2030 de 22,2 à 81,2 millions de tonnes. La zone du corridor Méditerranée-Scandinavie, plus étendue, représente 27% du PIB européen et prévoit en 2030 un doublement du pourcentage actuel du transport par rail.
Dans le concret, côté rail italien, 16 chantiers ont été ouverts en direction de la Suisse pour qu’en 2020, à la fin de tous les travaux, 390 trains circulent chaque jour, contre 290 aujourd’hui. Plus à l’Est, l’engagement sur le Brenner est d’une importance cruciale : une fois terminé en 2026, ce tunnel le plus long du monde ingurgitera un transit estimé à 400 trains contre 290 actuellement. Si on additionne tous les trafics prévus en Suisse et en Autriche, on nous promet là une capacité de… 800 trains par jours, trains de voyageurs inclus ! Où en est-on à propos des tunnels alpins ?
Suisse : mission presqu’accomplie
La Suisse, située au centre de la zone la plus riche du monde (Londres-Bologne), avait déjà construits trois tunnels, de 1882 à 1913. Elle décida d’en dédoubler deux : le nouveau tunnel de base du Lötschberg (ligne Berne-Milan), fût ouvert en 2007, pour une longueur de 34,6km. En 2016, les 57,1km du nouveau tunnel de base du Gothard étaient mis en service. Un ouvrage complémentaire sur la même ligne Zürich-Milan, le tunnel du Ceneri, clôturera définitivement ces immenses chantiers dès décembre 2020. Avec plus d’1 millions de poids-lourds sur l’autoroute du Gothard, l’intérêt des deux projets ne fait guère de doute si on veut mener une politique de report modal. La capacité du nouveau Gothard lui permettrait de recevoir jusqu’à 260 trains de marchandises et 65 trains de voyageurs par jour.
L’entrée du Lötschberg, tunnel en service depuis 2007
L’Autriche : on avance !
En 2017, 2,25 millions de camions ont franchi le col du Brenner par autoroute entre l’Italie et l’Autriche. La croissance économique enregistrée par l’Italie depuis 2017 a un impact positif sur le transport de marchandises par route. En moyenne, plus de 36.000 véhicules tous types traversent le Brenner chaque jour. Une situation dont personne ne peut se vanter, à l’exception peut-être des chauffeurs routiers. La Bavière et le Tyrol, le Tyrol du Sud et le Trentino italien gémissent sous l’énorme volume de trafic sur l’un des plus importants axes de transit Nord-Sud d’Europe. Avec la nouvelle coalition au pouvoir, le Tyrol a instauré 16 fois par an une circulation des camions par blocs de 300 véhicules à l’heure, provoquant de grosses batailles politiques avec ses deux voisins, allemand et italien. La raison de ce vacarme : selon le gouverneur Günther Platter (ÖVP) « le transfert du fret ferroviaire vers le rail, souhaité par toutes les parties, ne progresse pas encore comme prévu. » Que fait l’Autriche, précisément ?
Le quotidien des tyroliens : un bilan carbone exécrable (photo SWDR)
Le pays investit actuellement dans trois grands tunnels, tous en chantier : le tunnel de base du Brenner, le tunnel de Koralm, ainsi que le tunnel de base du Semmering. Tous ces projets devraient être achevés d’ici 2026 au plus tard. À cela s’ajoutent les lignes d’accès dont l’achèvement est prévu cinq à dix ans plus tard.
Le Brenner : ouverture à l’exploitation prévue pour 2026. L’ouvrage comprend déjà le contournement ferroviaire d’Innsbrück, terminé depuis 2017 (photo BBT SE)
Le tunnel de base du Brenner (BBT) est un tunnel ferroviaire reliant l’Autriche et l’Italie. Il est stratégiquement situé sur le corridor TEN Scan-Med (Scandinavie – Méditerranée). Ce tunnel fait partie des accords de Essen de 1994 et la décision de le construire date de 2004. L’intention de construire le tunnel a été affirmée à plusieurs reprises dans des accords intergouvernementaux entre l’Autriche et l’Italie, le 15 juillet 2007, avec un mémorandum signé à Vienne par les ministres de l’infrastructure, Werner Faymann et Antonio Di Pietro. En mai 2009, les ministres des transports de l’Autriche, de l’Italie et de l’Allemagne ont signé à Rome, en présence des gouverneurs et présidents des provinces, ainsi que des représentants des compagnies ferroviaires, du coordinateur de l’UE, Karel Van Mierts, et du vice-président de la Commission européenne, Antonio Tajani, un accord de base pour la construction du tunnel de base du Brenner. Un Plan d’action 2009-2022 comprenant des mesures concrètes obligatoires visant à améliorer la logistique ferroviaire ainsi que des mesures visant à faire passer le trafic de marchandises lourdes de la route vers le rail était mis sur pied dans la foulée.
Du côté autrichien, les travaux furent officiellement lancés le 19 mars 2015. Ils devraient être terminés d’ici le 31 décembre 2025, pour une mise en service en 2026. En comptant le contournement d’Innsbruck – en grande partie souterrain et déjà terminé – le BBT, avec ses 64 km de longueur, sera un des plus longs tunnels ferroviaires du monde. Il sera alimenté – et c’est une première en Autriche – en 25kV 50Hz tandis que la signalisation sera obligatoirement en ETCS niveau 2.
Les deux autres tunnels traversent aussi les Alpes, mais ont une vocation plus régionale. Le tunnel du Semmering est un tunnel ferroviaire d’une longueur de 27,3 km, dont le tracé passe sous la partie nord des Alpes, entre Gloggnitz et Mürzzuschlag. Le tunnel de Koralm est le sixième tunnel ferroviaire le plus long du monde et doit relier la Styrie et la Carinthie.
Et la France dans tout cela ?
L’hexagone s’est évertuée depuis toujours à s’ancrer à ladite « banane bleue » via les Hauts de France et le Grand Est, mais force est de constater que les grands flux Benelux-Italie transitent plutôt par la rive droite du Rhin. Si la région Rhône-Alpes et l’Île de France demeurent des espaces économiques importants et riches en Europe, on constate que la traversée des Alpes française est surtout le fruit des flux Grande-Bretagne-Italie, le Benelux préférant le corridor Rotterdam-Gênes. Du coup, il est permis de s’interroger sur les flux qui transitent via Modane.
Lyon-Turin : un accouchement dans la douleur
La liaison ferroviaire à grande vitesse, fret et voyageurs Lyon-Turin, en cours de construction, n’en finit pas de faire couler beaucoup d’encre. Elle est pourtant aussi inscrite depuis le sommet d’Essen, en 1994, au titre de liaison Valence-Ljubljana inscrite comme projet prioritaire n°6 des réseaux trans-européens de transports. Être inscrit sur la liste d’Essen suppose un certain nombre de travaux laissés à l’appréciation des États membres, l’Europe payant une partie selon certains critères.
Le projet de tunnel Lyon-Turin a fait l’objet d’un traité entre la France et l’Italie, signé à Turin en 2001, puis ratifié par les parlements respectifs. Mais une phrase cristallise tous les débats concernant sa réalisation : « La mise en service devra intervenir à la date de saturation des ouvrages existants. » D’où une solide guerre des chiffres concernant l’état des lieux de la ligne actuelle via Modane et le tunnel du Mont-Cenis (1871), la date supposée de saturation de la ligne, le tout sur fond d’autres guerres mêlant la défense de l’écologie, la décroissance et des confrontations idéologiques diverses sans grand rapport avec les flux économiques…
Le Lyon-Turin, pas de retour en arrière sans coûts astronomiques (photo LTF)
LTF, qui d’octobre 2001 à février 2015 a mené les études et travaux de reconnaissance de la nouvelle ligne Turin-Lyon, a été remplacée par le promoteur public TELT. Pour convaincre les gouvernements français successifs, les tenants du Lyon-Turin avaient jusqu’ici concentré leurs efforts de lobbying sur la réalisation du tunnel transfrontalier long de 57 kilomètres, sans évoquer les accès, qui alourdissaient la note. On « limite » ainsi la facture à 8,6 milliards d’euros, dont 40 % financés par l’Europe et 25 % seulement par la France (2,25 milliards). Mais c’est d’Italie que la menace gronda. Le Mouvement 5 étoiles, membre de la nouvelle coalition gouvernementale populiste au pouvoir à Rome, est un opposant farouche de la future liaison ferroviaire, à l’inverse de la Ligue du Nord, également membre du gouvernement. La semaine dernière, la mairie de Turin se déclarait opposante au projet de Lyon-Turin, provoquant les crispations d’usage dans la péninsule.
Au Monde, Jacques Gounon, président de la Transalpine, déclare que : « un coup d’arrêt, pour autant qu’il soit juridiquement possible, coûterait plus cher à l’Italie ». Le coût d’un éventuel abandon entraînerait 2 milliards d’euros de frais à verser aux entreprises déjà engagées dans le projet, auxquels s’ajouterait le remboursement de 1,184 milliards d’euros déjà versées par Bruxelles pour le chantier. Ambiance…
Des chiffres et des lettres
Selon l’Observatoire des trafics français, les trafics France-Italie et Suisse-Italie sont similaires en volume, à hauteur de 40 millions de tonnes annuels chacun, mais radicalement différents dans leurs modes : le transport par rail est très minoritaire (8 % du total) pour la France, mais largement prédominant pour la Suisse (60%). Par « transit alpin » en France, on entend une zone de passage qui va de Chamonix à Vintimille. Or le trafic fer via la Côte d’Azur est lui aussi insignifiant, à l’inverse du trafic des poids-lourds. Rappelons qu’au niveau national français, le transport des biens et marchandises utilise pour l’essentiel le réseau routier. La part modale de la route était de 88 % en 2016, 10 % pour le fer et 2 % pour le fluvial (source : Comptes des transports de la Nation, 2016).
Modane (photo Florian Pépellin via wikipedia)
Le poids moyen transporté par les trains sur la ligne historique via Modane engendre un coût unitaire trop élevé et la ligne présent un certain nombre de restrictions techniques. Dans les années 2000, la ligne a pu être adaptée au gabarit B1, qui autorise les camions de 4m de hauteur d’angle. Mais cela ne règle pas le problème de la longueur admissible des trains. La compétitivité du train, garant d’un report modal, repose en effet sur un allongement des rames et des tonnages transportés. Ce que italiens, suisses et autrichiens ont bien compris. Or ces critères ne semblent pas compatibles avec la ligne historique du Fréjus qui a des pentes très raides, jusqu’à 31‰, et des rayons de courbure parfois serrés à 400m, deux aspects qui augmentent la résistance des trains, usent davantage l’infrastructure, augmentent les coûts d’entretien et limitent la tension mécanique aux attelages.
Mais comme on l’ignore peut-être, le tunnel actuel, qui relie Modane à Bardonecchia, est géré par RFI, le manager d’infrastructure italien. Et celui-ci vient de durcir pour 2021 la réglementation italienne sur le passage par tunnel ferroviaire, notamment pour les normes anti-incendie. En prenant en compte certaines interdictions de croisement et de poursuite en galerie, la capacité pourrait alors passer à 42 trains par jour si une mesure d’interdiction absolue de croisement était prise. Une horreur quand on songe aux 400 trains évoqués à terme sur le Brenner autrichien… Selon Le Dauphine, les grands élus de Rhône-Alpes auraient été officiellement mis au parfum de la chose, par un courrier de Jacques Gounon en septembre dernier.
Miser sur des opérateurs multiples
Le véritable enjeu concerne les flux. La route par Modane ne mène pas à la « banane bleue » et la France peine à capter des flux au demeurant très éclatés. Selon les sources, la masse des conteneurs, pour 45 % en Ile de France et 51 % en Rhône-Alpes, proviennent des ports de… Anvers, Rotterdam, Bremerhaven ou Hambourg. Soit bien loin de Modane. Mais il y a surtout, en coulisse, cette volonté de faire traiter le ferroviaire qu’avec la seule SNCF, en phase de grosse réforme. On se souvient jadis des utopies du style Magistrale Eco-Fret, projet intégralement composé pour la SNCF…
En Suisse, une bonne moitié des trains de transit sont opérés par des privés étrangers, ce qui a boosté les trafics. Une bonne poignée d’autres privés récupèrent aux frontières italiennes les flux suisses pour les évacuer en Lombardie, au côté de Mercitalia, l’opérateur historique. Parmi ces privés, un certain… Captrain Italia, filiale SNCF.
Compte tenu de l’expérience gâchée de Perpignan-Figueras, avec ses 6 à 8 trains de fret quotidiens, on peut s’interroger sur la stratégie de la France au sujet du transit ferroviaire. Si la SNCF se porte très bien à l’étranger via Captrain (et Keolis), ce dynamisme ne percole pas dans l’hexagone. Et cela, c’est dommageable pour le Lyon-Turin, alors que la question des opérateurs privés ne se pose même plus en Suisse et en Autriche. Question de culture. Mais lorsqu’un cadre d’industrie vous répond qu’il « essentiel pour la France de cultiver sa singularité… », il est permis de douter et on est presque confus à vouloir faire des comparaisons avec les voisins…
Au final…
La conclusion est qu’une fois encore, les conditions politiques favorables au développement qui associe tant le public que le privé sont les seules qui permettent un développement durable des régions et le transfert modal tant souhaité. La rénovation d’une ligne de montagne, c’est se battre contre la corrosion, les infiltrations d’eau, la fragilité des parois rocheuses, les difficultés d’accès pour l’entretien, la plateforme abîmée par le temps, et on en passe. Les pentes ne peuvent pas être ravalées pour « faire plus plat ». Un tunnel humide reste un tunnel humide. Le chemin de fer, c’est tout sauf simple et cela ne se gère pas comme une simple route…
Un exemple encore en Italie, où Gênes sera désenclavée par une nouvelle ligne appelée Terzo Valico dei Giovi, en construction depuis 2012. Le parcours fait 53 km de long dont 37 en tunnel et est conçu pour des camions de 4 m de haut. Le projet devrait coûter 7 milliards d’euros et s’achever en 2021. Cet ouvrage est considéré comme une priorité dans la liaison avec l’Europe centrale pour le transport de marchandises en transit quotidien depuis le port génois et celui de Savone, qui accepte depuis peu des navires de 20.000 TEU. Ces travaux font notamment partie du grand corridor Rhin-Alpes et permettront aux ports italiens de consolider leurs flux.
Cela démontre aussi que, sans être un apôtre du béton à tout prix, des infrastructures de qualité comptent pour beaucoup, tant au niveau portuaire qu’au niveau ferroviaire. Parfois, cela passe par de la reconstruction, voire une construction nouvelle là où cela s’impose. Une certitude : on ne fera pas du transfert modal à l’aide de solutions bricolées pour correspondre à des idéologies dépassées. À ce stade, qui va gagner la bataille des Alpes en 2030 ?
L’Italie reliée au nord de l’Europe. Route roulante suisse du BLS, un classique entre Novara (IT) et Freiburg (DE), non loin de Colmar…
Les CEO des entreprises ferroviaires Deutsche Bahn, CFF/SBB et Trenitalia se sont rencontrés aujourd’hui à Lugano, à la veille de l’inauguration du nouveau tunnel du Gothard. Ce sommet annuel permet de faire le point sur l’un des axes majeurs de l’Europe. Le thème central du CEO Summit, qui a lieu tous les ans, concerne les défis liés à la mobilité du futur – des défis que les entreprises de chemin de fer entendent relever ensemble de manière accrue à l’avenir. Les besoins de la clientèle ainsi que les comportements en matière de mobilité évoluent constamment, notamment sous l’influence du développement rapide de la technique. En parallèle, la concurrence entre les différents modes de transports, dont l’enjeu est un positionnement dans la chaîne de mobilité, s’accroît.
Côté voyageurs
Les rames ETR610 fabriquées par Alstom en Italie circuleront dès décembre 2017 entre les trois pays, grâce à la récente homologation des rames CFF en Allemagne (c’était déjà le cas en Suisse et en Italie). Dès 2017, il n’y aura qu’un aller/retour entre Francfort et Milan. Dans la direction nord-sud, les trains emprunteront l’axe du Gothard et dans la direction opposée, celui du Lötschberg. Des relations directes en provenance de l’Allemagne pour le Tessin et Lucerne ainsi qu’au départ du Valais pour l’Allemagne devraient ainsi également être créées. De nouvelles opportunités économiques devraient ainsi s’ouvrir, en particulier pour le tourisme. D’ici à la mise en place définitive de l’offre trinationale, différentes variantes d’offre et de matériel roulant sont actuellement à l’étude pour la fin 2020. À cette date, le tunnel de base du Ceneri sera en effet mis en service, ce qui permettra de réduire le temps de trajet sur l’axe du Gothard d’une demi-heure supplémentaire.
L’ETR 610 007 sur cet EuroCity 39 Genève-Milano, de passage entre Roche VD et Aigle. C’est ce type de matériel qui « montera » jusqu’à Francfort (photo eisenbahnfans.ch via Flickr CC BY-ND 2.0)
Un appel pressent a ensuite été lancé vers le monde politique concernant le marketing digital. Pour que la numérisation du transport ferroviaire puisse être effectuée avec succès, les trois CEO réclament des conditions nécessaires à la prise en compte des besoins des entreprises ferroviaires tout comme des clients en matière de gestion des données. En tant qu’entreprises appartenant à l’Etat, les chemins de fer ne doivent pas être plus limitées que des entreprises des technologies de l’information telles que Google ou Uber.La nouvelle économie a aussi été évoquée. Les entreprises ferroviaires des trois pays demandent la création de conditions équitables pour la concurrence intermodale. Les bus grandes lignes ne sont que les précurseurs d’autres nouveaux modes de transport à venir. Les entreprises ferroviaires sont conscientes que leur avenir repose entre leurs propres mains mais les conditions-cadres, donc politiques, doivent toutefois également être améliorées.
Côté marchandises
Les CEO ont discuté des différentes possibilités d’utiliser au mieux la portée du tunnel de base sur l’axe de transit de marchandises Rotterdam – Gênes. Le tunnel de base du Gothard représente un pas de géant pour le trafic marchandises. Des lignes d’accès seront construites dans les prochaines années, conformément aux accords entre la Suisse, l’Italie et l’Allemagne. La ligne de plaine, les trains de 750 mètres de long et le corridor adapté au gabarit de 4 mètres pourront être utilisés entièrement dès 2020.
Les CEO de la DB, des FS et des CFF ont convenu que pour une utilisation efficace et ponctuelle, les sillons horaire devraient à l’avenir être planifiés, réservés et optimisés de manière transfrontalière. Le tronçon entre Mannheim et Bâle sera quant à lui aménagé par étapes dans les prochaines années. En Italie, plusieurs tronçons vont être mis en place au cours des prochaines années. Il est en outre prévu de créer dans la région de Milan trois nouveaux terminaux de chargement pour le trafic marchandises. L’ensemble des mesures décidées est reprise sur la carte ci-dessous.
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