Reconnecter les services transfrontaliers


Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
05/10/2020 –
(English version)
🟧 Nos brèves quotidiennes 🟧 Notre lexique ferroviaire 🟧 Nos newsletters 🟧 Nos fiches thématiques

Ce n’est pas nouveau : les frontières ne servent pas seulement à délimiter un territoire, elles servent surtout à circonscrire une politique sociale et les habitudes sociétales d’une nation. C’est cette réalité qui rend si difficile la viabilité des services ferroviaires transfrontaliers.

Ordinairement, les gens ne comprennent pas pourquoi il y a tant de différences d’un pays à l’autre. Ce n’est pourtant pas très difficile à expliquer.

La réalité à bien se mettre à l’esprit, c’est que l’Europe s’est développée depuis 1957 avec une contradiction apparente. D’une part, en promouvant l’idée d’unité et de solidarité à l’échelle européenne, et d’autre part, en grandissant avec l’existence de rivalités politiques et économiques historiques entre les États membres européens, ainsi qu’avec l’existence de fortes identités et communautés régionales. La France n’est pas l’Allemagne, tandis que l’Autriche n’est pas la Grèce ou le Portugal. Les Scandinaves revendiquent d’autres cultures, tandis que les pays de l’Est doivent tourner le dos à cinquante ans de dictature communiste. Ces différences apparaissent principalement en termes de droit, de sécurité, de géopolitique et d’habitudes sociales. Elles sont difficiles à concilier, comme nous l’avons vu récemment avec les actions contre la pandémie, qui diffèrent grandement d’un pays à l’autre. Les raisons pour lesquelles l’exploitation de trains d’opérateurs étatiques est si difficile à travers deux petites frontières sont issues de ces différences. En effet, passer une frontière signifie qu’une administration d’un État va exploiter quelque chose sur « un autre territoire » où le droit du premier ne s’applique plus. Et c’est là que les défis commencent…

Il y a plusieurs éléments essentiels à prendre en compte quand on veut exploiter un service ferroviaire transfrontalier. La Commission européenne est bien consciente des défis qui subsistent et des nombreux obstacles aux projets transfrontaliers qui subsisteront encore à moyen terme. L’UE les classe dans les catégories suivantes:
Administratif et juridique : – règles d’autorisation, de concession et de passation de marchés différentes dans les États membres; – des différences de législation telles que l’attribution de contrats d’obligation de service public et l’application des droits des passagers.
Politique : priorités politiques non alignées (ce qui est une question clé pour le succès des petits projets transfrontaliers).
• Processus de planification / faibles niveaux d’acceptation locale (par exemple, si les citoyens locaux soutiennent le projet ou non).
Technique : la mise en œuvre de règles techniques harmonisées fait encore défaut, conduisant à des normes différentes applicables aux lignes ferroviaires et au matériel roulant.
Opérationnel : langues différentes, prestations hétérogènes de services des deux côtés de la frontière, différentes approches de la tarification des infrastructures, difficultés de billetterie transfrontalière et d’accès aux installations de service.

En premier lieu, les deux pays (ou régions voisines), doivent se mettre d’accord sur le déficit qu’entraîne de facto ce type de service ferroviaire. Un des deux pays peut estimer qu’un service transfrontalier ne lui apporte rien du tout ! Il ne voit donc pas pourquoi il devrait payer avec l’argent de ses propres contribuables, lesquels pourraient se plaindre « que l’argent va ailleurs, pour des étrangers ». À Genève, il a fallu plus de 10 ans de négociations entre la Suisse et la France pour aboutir au Léman-Express, un projet mis en service en décembre 2019… avec les grèves françaises en guise de bienvenue. 

Jusqu’il y a peu, les trains SNCF aboutissant à Port-Bou retournaient à vide à Cerbère, 5 kilomètres en amont (PHOTO FERRAN ARJONA VIA LICENSE FLICKR)

La territorialité peut parfois aboutir à de l’absurdité et des gaspillages à l’opposer des défis climatiques. Exemple sur Port-Bou-Cerbère, à la frontière franco-espagnole, où des arrangements obsolètes mentionnaient que les trains des deux opérateurs étatiques transfrontaliers n’étaient pas utilisables par les voyageurs, chacun devant retourner à vide dans son pays d’origine !  Une situation qui vient d’être enfin supprimée…

Deuxièmement, il convient de savoir quelle clientèle est susceptible d’utiliser un service transfrontalier et où se rend-elle exactement de l’autre côté de la frontière. Ainsi, les étudiants qui empruntent le Tournai-Lille ne vont en réalité pas tous à Lille-Flandre, mais à Villeneuve d’Ascq, campus universitaire, qui est heureusement doté d’une gare. Le problème est que certaines villes implantent leurs bureaux et leurs écoles là où cela leur convient, sans prendre en compte les flux transfrontaliers. C’est le cas de Luxembourg, où la ville a créé le plateau du Kirchberg au nord de la ville, très éloigné de la gare. Ce plateau est de surcroît fréquenté par des emplois de haut niveau, peu susceptibles d’être intéressés par le transport public. On est donc face à un public qui a peu de moyens financiers (les étudiants) et un autre public qui ne prend jamais le train.

Autorail SNCF de type 82700 en gare de Tournai, en Belgique (photo Mediarail.be)

Troisièmement, les lacunes du réseau ferroviaire transfrontalier de transport de voyageurs ne sont pas nécessairement dues à des éléments manquants de l’infrastructure. Il y a eu, surtout après la seconde guerre mondiale, des lignes qu’on n’a pas rouvert ou qui furent rapidement fermées, mais tous les grands axes ont été remis en service, puis électrifiés. Cependant, les promoteurs du trafic ferroviaire transfrontalier ne peuvent envisager des trains que là où il y a des voies, sauf à inventer de nouvelles lignes, ce qui est très rare en Europe. On est donc face à une politique d’offre qui peut parfois ne pas correspondre à ce que nous avons dit au deuxième point.

Quatrièmement, il y a les aspects techniques. Un réseau ferroviaire n’est pas l’autre, tout particulièrement en matière de détection des trains. En effet, chaque réseau détecte les trains à l’aide d’un système de fréquences envoyées dans les rails. Or ces fréquences diffèrent grandement d’un pays à l’autre. Des éléments de détection par pays doivent être installés sous le matériel roulant, sous peine d’être non-compatible. La Deutsche Bahn, par exemple, exige un patin de détection à droite sous le bogie. La Belgique exige une « brosse crocodile » au milieu, dans l’axe de la voie. Les néerlandais ont une autre sorte de patin de détection. Or, même si un de ces éléments fonctionne bien sur un réseau, il est susceptible de perturber les fréquences du réseau voisin, et donc de mettre en alarme la signalisation !

D’autres problèmes techniques existent. Par exemple, dans toutes les sections frontalières en Pologne, la communication radio analogique est encore utilisée, tandis que dans presque toutes les gares frontalières allemandes et tchèques, il existe un système de communication GSM-R moderne. Cela entraîne des difficultés évidentes de communication entre les conducteurs de train et les répartiteurs du trafic car le véhicule franchissant la frontière doit être équipé des deux systèmes de communication.

L’Europe a cru jadis que ces « petits aspects » allaient être rapidement réglés. Pas de chance : le système ERTMS mis en oeuvre depuis maintenant plus de 20 ans accumule les versions de logiciel. Chaque mise à jour suppose de refaire des tests sur chaque réseau où le train va circuler. Ainsi, les chemins de fer luxembourgeois (CFL), ont décidé de passer tout leur réseau en ETCS dès janvier 2020. Cela a provoqué la panique à la SNCF, où il a fallu non seulement installer l’ETCS sur le matériel roulant existant, mais aussi le teste. SNCF, DB et SNCB, voisins du Luxembourg, se retrouvent donc avec des sous-séries de matériel roulant, ce qui complique grandement la souplesse d’exploitation. Preuve qu’un politicien ne peut rien faire : la ministre des transports française avait demandé un report de six mois, le Luxembourg refusa !

Deux rames Coradia identiques : CFL 2203 + SNCF 387 en gare de Luxembourg-Ville (photo MPW57)

Une conséquence fâcheuse de ce type de décision est que les trains interopérables sont plus coûteux que les trains non interopérables. En prenant l’exemple d’une automotrice Stadler Flirt3 de 5 voitures, le surcoût est d’environ 1 million d’euros pour une bi-tension et de 2 millions d’euros pour une tri-tension. Le coût de la modernisation d’un autorail allemand à trois caisses avec le système de sécurité automatique polonais SHP fut ainsi estimé entre 275.000 € et 450.000 € par rame pour les prototypes et entre 75.000 € et 90.000 € pour l’installation en série.

Heureusement, les différences de tension électrique à la caténaire ne sont, de nos jours, plus un problème majeur, car la technologie de transformation du courant est connue et les appareillages nécessaires deviennent de plus en plus petit à chaque développement de nouveau matériel roulant.

Enfin, il y a la bonne entente obligatoire entre deux services publics voisins. Le personnel d’accompagnement est un défis, car il doit parfois maîtriser deux langues. Tout dépend quelle est la gare « frontière ». A Vintimille, Irun ou à Aix-la-Chapelle, on ne parle pas français, et à Domodossola ou Chiasso, on ne parle pas non plus allemand ! Du moins officiellement… Cependant, les cheminots savent faire preuve de bonne volonté.

Qui va payer le déficit ?
C’est le plus gros défis : s’entendre sur les déficits et le contenu du service. «Les autorités compétentes des États membres peuvent jouer un rôle crucial dans la mise en œuvre de services transfrontaliers de passagers sur ces lignes,» déclare la Commission européenne. C’est du pur langage diplomatique ! Au contraire, chaque pays préfère miser sur « son » opérateur pour régler ces problèmes. En effet, les déficits proviennent de différents facteurs, et notamment les charges salariales qui peuvent diverger d’un opérateur à l’autre. Avec le Léman-Express autour de Genève, les conventions sociales diffèrent fondamentalement entre deux pays qui n’ont aucune culture en commun, à part la langue française. A l’origine, il devait y avoir pour la grande région de Genève qu’une seule société d’exploitation, Lemanis. Mais on est à peu près certain que cela en restera au stade de la coopération avec les deux opérateurs CFF et SNCF, tant les aspects sociaux et réglementaires sont différents. Rien ne vaut la lecture de ce forum pour se rendre compte de quoi on parle, en trafic transfrontalier !

Regiolis SNCF « en territoire suisse », dans la nouvelle halte de Chêne-Bourg à Genève sur le Léman-Express (photo Hoff1980 via wikipedia)

Dans les cas où c’est difficile, on appelle alors l’Europe à la rescousse. Ainsi, avec le Léman Pass, un seul titre de transport suffit pour l’ensemble du trajet transfrontalier entre la Suisse et la France. Mais ce qui semble une évidence autour de Genève a tout de même dû recevoir l’appui du programme européen de coopération transfrontalière Interreg France-Suisse 2014-2020 dans le développement et l’interopérabilité des outils de distribution de ses partenaires. Il a bénéficié à ce titre d’un soutien financier du Fonds européen de développement régional (FEDER) de 1.341 982,80 € et d’une subvention fédérale suisse à hauteur de 150.000 CHF.

Le grand problème des tarifs transfrontaliers.
Un autre problème est qu’au niveau légal, un opérateur ferroviaire ne peut vendre des billets qu’entre deux gares nationales. Il y a donc un « trou » entre les deux gares de part et d’autre de la frontière, où aucune action commerciale ne semble possible. Ainsi par exemple, les billets forfaitaires belges de type Go Pass ne couvrent pas les derniers kilomètres jusqu’à Rosendaal ou Eijsden, aux Pays-Bas ! Même scénario entre Hergenrath et Aix-la-Chapelle (DE) ou Arlon et Kleinbettingen (LU). Cela oblige à acheter un ticket international, ce qui est un non-sens absolu quand on prétend oeuvrer pour une Europe sans frontières. Certains opérateurs présentent néanmoins des formules plus attrayantes, mais il faut en général fouiller l’internet pour se rendre compte de leur existence…

Chez Arriva par exemple, entre Maastricht et Aix-la-Chapelle, la carte nationale néerlandaise OV-Schipkaart est valable jusque dans la ville allemande. Aucun billet international n’est nécessaire, indique leur site. Inversement, le tarif NRW allemand est étendu jusqu’à la gare hollandaise de Heerlen. Ce sont de bons exemples d’intégration pour lesquels les voyageurs sont très sensibles.

L’importance de l’autorité organisatrice
C’est à la base du succès. Mais attention aux aspects législatifs ! En France par exemple, les régions, en tant qu’AOT, ne peuvent pas conclure une convention quand l’AOT voisine est un Etat (Luxembourg, Belgique ou Italie). En effet, ce conventionnement est impossible car contraire aux dispositions du Code Général des Collectivités Territoriales français. Une Région doit alors demander à la SNCF (et elle seule ?), de conclure une convention avec le transporteur compétent de l’Etat voisin. Voilà pourquoi les politiciens n’ont pas la main sur ce thème en Belgique : SNCB, CFL, DB, NS et SNCF doivent s’entendre, sur des objectifs souvent contradictoires.

Quand une seule autorité prend l’initiative, c’est évidemment tout autre chose. Ainsi par exemple, le service transfrontalier Maastricht-Aix-la-Chapelle est une initiative de la province néerlandaise du Limbourg, laquelle opère avec l’opérateur de son choix, dans ce cas-ci Arriva. En janvier 2019, les trains roulaient entre les deux villes. Une extension similaire avait à l’origine été prévue vers Liège, en Belgique, dans le cadre de l’Euregio. Mais il fallait agréer le matériel roulant Stadler, entrer en négociations avec la seule AOT ferroviaire qui est l’État belge et… faire une entorse au principe d’équilibre des règles de financement de la SNCB. C’en était trop. Côté allemand, les néerlandais ont pu négocier avec une AOT plus accommodante…

Arriva Nederlands fait circuler ses Flirt 550 jusqu’à Aix-la-Chapelle, mais pas encore sur Liège (photo Rob Dammers via wikipedia)

Au-delà des critiques, il faut aussi noter les bons exemples d’intégration. On peut ainsi mentionner le TILO (Treni Regionali Ticino Lombardia), un RER transfrontalier qui circule depuis le canton du Tessin en Suisse (Locarno/Lugano), jusqu’à l’aéroport de Malpensa. TILO est d’ailleurs intégré dans le RER de Milan. Il s’agit d’une joint venture 50 % CFF et 50 % Trenitalia qui gère quatre lignes, dont deux transfrontalières. Au TILO, pas de batailles culturelles autour du choix du matériel roulant : ce fut Stadler avec ces Flirt RABe524 / ETR 524. Un bel exemple de deux entreprises étatiques qui s’investissent dans une seule société. Jusqu’ici, ni la SNCF, ni la SNCB ni les CFL n’ont osé entreprendre la même démarche. Alors oui, on est en droit de critiquer…

Une des rames italiennes, ETR 524, en gare de Bellinzone (Suisse), en mai 2007 (photo Jan Oosterhuis via wikipedia)

TILO_map

Quelles solutions pour améliorer le trafic transfrontalier ?
Il faut d’abord vaincre certaines idéologies tenaces. Une entreprise commune peut être une réponse positive, si on arrive à répartir correctement les charges. Mais la coopération a clairement ses limites. Gérard Balantzian, professeur en management en France, cite les quatre critères essentiels qui conditionnent le succès d’une alliance entre deux entreprises :

  • Les convergences culturelles;
  • La reconnaissance;
  • Les intérêts communs;
  • La confiance.

Le premier point, on l’a vu plus haut, est celui qui pose le plus de problème dans le monde ferroviaire. Les intérêts communs sont aussi un point de divergence, quand l’un doit finalement travailler pour la richesse de la ville voisine, comme Luxembourg ou Genève, ce que critiquent certains élus locaux ou régionaux. Il faut de toute manière garder à l’esprit que les spécificités des alliances stratégiques (centres de décision multiples, négociations permanentes, conflits d’intérêts) font inévitablement de la coopération une forme instable de rapprochement entre entreprises. Ce n’est dès lors pas une formule magique…

Thalys a du se transformer en société car elle n’arrivait pas à gérer convenablement le personnel et l’information aux voyageurs, qui relevait des deux « actionnaires » SNCB et SNCF, avec beaucoup de pertes de temps et de contradictions. Mais les cheminots vivent mal ce type d’entreprise, qu’ils attribuent à de la « privatisation » ! Les États doivent aussi cesser de voir « leur » opérateur comme ambassadeur de l’industrie nationale. Le Léman-Express n’a pas réussit à obtenir un matériel unifié : il fallait défendre Stadler d’un côté, Alstom de l’autre. Avoir deux matériel roulants augmente les frais d’entretien et la connaissance du matériel roulant par les travailleurs. Être une entreprise unique signifie au contraire avoir la main sur les achats, l’exploitation, l’entretien et les contrats de leasing, comme l’a fait Eurostar avec son choix de TGV Siemens.

Bien entendu, il ne s’agit pas d’exploiter un service régional transfrontalier comme Thalys ou Eurostar. L’opérateur qui gérerait un tel service devra le faire sous un contrat de délégation de service public, où chaque partie apporte ses subsides. L’entreprise commune pourra alors mener une politique tarifaire unique, avec un seul billet et en « connectant » la billetterie transfrontalière avec les billetteries nationales de part et d’autres.

Rame Meridian « Transdev » sur ce train régional en gare de Salzburg-Hbf, prêt au départ pour Munich (photo Mediarail.be)

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe tout de même 156 relations trans-frontières en Europe (2018), mais beaucoup ne sont que des extensions de quelques kilomètres à l’intérieur du pays voisin. Dans certains cas, la signalisation et la caténaire ne changent pas, permettant comme à Brenner d’arriver « en sol étranger » sans devoir équiper le matériel roulant de coûteux éléments des deux réseaux. Dans de nombreux cas, il n’est pas nécessaire d’avoir une entreprise commune et les deux tarifications régionales « collent » l’une à l’autre dans une seule gare frontière, sans « trou commercial » entre deux gares.

La plupart des services de trains de voyageurs dans l’UE (83%) sont organisés sur la base de contrats OSP. Mais la plupart d’entre eux exigeraient une aide financière pour le service ferroviaire proposé sur au moins un côté de la frontière, dans l’hypothèse que le matériel roulant amorti était déjà disponible. Les subventions seraient plus importantes si à l’avenir les coûts d’achat et de location de matériel roulant étaient pris en compte.

Obtenir de meilleures informations chiffrées
Faire payer l’Europe est évidemment commode pour certaines autorités, mais il faut pour cela des données valides et vérifiables. Or, cela manque énormément, même pour une institution de haut niveau comme la Commission européenne. C’est la raison pour laquelle l’UE souhaite que les données sur le trafic ferroviaire transfrontalier soient incluses dans la prochaine révision du règlement sur les statistiques du transport ferroviaire et qu’elles soient recueillies beaucoup plus soigneusement par Eurostat afin d’être utiles pour la modélisation des transports européens. La modélisation des transports nécessite des données précises. Mais il faut pour cela la coopération des opérateurs étatiques, lesquels rechignent car ils estiment être couverts par le secret commercial. L’Europe ne pourra pas justifier les fonds provenant de ses différents instruments politiques si elle ne dispose pas de données fiables. Le programme de surveillance du marché ferroviaire de 2016 avait déjà recommandé d’améliorer « la disponibilité des données sur l’état des infrastructures et leurs capacités ». L’Agence ferroviaire européenne ERA pourrait aussi devenir un support technique pour accélérer le développement des liaisons ferroviaires transfrontalières, notamment au niveau de l’interopérabilité.

Pour rendre les liaisons transfrontalières attractives, il est nécessaire de changer certaines habitudes et d’opérer des changements structurels, dans un monde ferroviaire très replié sur lui-même et qui craint « les idées du voisin ». Ceux qui font la promotion de ces liaisons et qui parlent d’Europe au niveau des régions ne peuvent pas, en même temps, promouvoir un chemin de fer sur des bases strictement nationales. C’est l’un ou l’autre…

05/10/2020 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog

Pour approfondir :

LEX_05_Le Léman-Express entre en exploitation ce dimanche
13/12/2019 – Le Léman Express (LEX), un RER transfrontalier autour de Genève, est désormais totalement en service ce 15 décembre 2019, à 5h05.




Seehas_FlirtQuand CFF International excelle sur un régional allemand
01/08/2019 – On le sait peu, mais les CFF ont une filiale internationale, la très discrète SBB GmbH, basée à Constance en Allemagne . Depuis 2003, cette société donne toute satisfaction sur la ligne du Seehas, au nord du lac de Constance.


Phil_Richards_Stolberg_270317_RB20_643.002Belgique : un opérateur allemand pour desservir les Cantons de l’Est ?
04/06/2018 – Après le projet Arriva vers Liège, un opérateur allemand de la région d’Aix-la-Chapelle se propose de rouvrir la liaison entre Stolberg et Eupen. Et pourquoi pas vers Welkenraedt. L’Eurorégion serait-elle le fer de lance d’une nouvelle manière de faire du train ?


Arriva_0Arriva à Liège et Aix-la-Chapelle fin 2018 ?
07/03/2018 – Selon le magazine hollandais Treinreizigers.nl, Arriva espèrerait commencer à la fin de cette année un service de trains dans le triangle dit « des trois pays », à savoir Liège – Maastricht – Aix-la-Chapelle. Il s’agirait d’un open access dont on ne connait pas encore la tournure juridique exacte.


Le Léman-Express entre en exploitation ce dimanche


13/12/2019 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog

🟧 Nos brèves quotidiennes 🟧 Notre lexique ferroviaire 🟧 Nos newsletters 🟧 Nos fiches thématiques

Le Léman Express est né d’une problématique majeure de la région de Genève : les déplacements transfrontaliers. Genève (205.000 habitants) est en effet non seulement une ville très internationale, mais elle est aussi frontalière avec la France. Si on prend en compte l’attractivité régionale de Genève, il faut compter un bassin de population d’environ 920.000 personnes, ce qui est important.

Genève est une ville, un centre financier et un lieu de diplomatie de niveau mondial du fait de la présence de nombreuses organisations internationales, notamment le siège de nombreuses agences des Nations Unies et de la Croix-Rouge. Genève abrite le plus grand nombre d’organisations internationales au monde. Son attractivité est donc très forte.

La topographie de la région, à l’ouest du lac Léman, est un ensemble de paysages très vallonnés sans être spécifiquement montagneux. Le problème est alors que Genève n’est accessible que par un nombre restreint de voies routières et ferroviaires.

Seuls 16 % des 550.000 déplacements transfrontaliers quotidiens en 2015 s’effectuent en transports en commun, faute d’une offre efficace et cohérente des deux côtés de la frontière. L’emploi de la voiture par une grande majorité de frontaliers provoque une saturation du réseau routier aux heures de pointe.

(photo Marc Mongenet via wikipedia)

Une histoire difficile
Disons-le sans détour : le Léman Express est un projet principalement porté, conçu et financé par les suisses, sur le territoire suisse. Les français sont restés relativement discrets sur ses prolongements en région Rhône-Alpes.

Le Léman Express est une très vieille histoire. En 1881, Suisses et Français signaient une convention pour réaliser une liaison entre Genève et Annemasse. La liaison Cornavin-Eaux-Vives-Annemasse (CEVA), rebaptisée Léman Express, est le fruit d’une histoire qui commence… en 1912. La Confédération signe alors avec Genève une convention qui détermine le tracé du futur train ainsi que la répartition des investissements nécessaires. Pendant des dizaines d’années, il ne va rien se passer.

Il faut voir le Léman Express comme une partie seulement d’un projet politique bien plus vaste : le Grand Genève. Marier un bout de la Suisse romande avec la France voisine a pu paraître attrayant au début des années 2000. Ce fut en réalité très difficile.

Les deux « pères » du Grand Genève, Robert Borrel, ex-maire d’Annemasse, et Robert Cramer, ex-conseiller écologiste d’Etat genevois, ont procédé par étapes pour bâtir le Grand Genève, dont la plus belle réalisation est le Léman Express. « On a commencé par les contrats de rivière parce que c’est commun à tous, si l’eau est sale ici elle est sale là, idem pour la gestion des déchets et puis enfin les transports », raconte Robert Cramer au journal Le Temps.

Ce fut pourtant très difficile. 1996 : un projet de traversée routière de la rade fut refusé par les électeurs (la fameuse démocratie citoyenne suisse…). 1998 : projet de métro léger est lui aussi recalé. En 2002 : il y eut enfin l’adoption du projet de loi ouvrant un crédit de 400 millions de CHF pour le financement de la part cantonale du CEVA. Tout cela dans une ambiance morose. Il y aura beaucoup d’oppositions du côté suisse – de la part de partis politiques tout comme certains riverains comme ceux de Champel qui croyaient qu’un TGV passerait à 3 mètres sous leur lit – et un flagrant manque d’enthousiasme côté français. Le maire d’Annecy (F), par exemple, a toujours accusé Genève de siphonner la main-d’œuvre française, explique Robert Borrel. Il a fallu aussi faire front face au mécontentement de certains résidents de Genève, craignant que le RER amène sur le sol suisse encore davantage de dealers et d’autres « personnes indésirables ». Un sujet classique accentué par la montée en puissance des réseaux sociaux et des fake news…

En 1994 seulement, le Rhône Express Régional, classée comme un train Regio (R) en Suisse, est inauguré entre la gare de Genève-Cornavin et celles de La Plaine (CH) et de Bellegarde (F). Ce service ferroviaire urbain utilise alors des automotrices bi-modes CFF Bem 550 (photo) construites par les Ateliers de constructions mécaniques de Vevey (et similaires aux rames de la ligne M1 du métro de Lausanne). Le terminus de La Plaine est repoussé, en 2001, jusqu’à Bellegarde, en France.

Ce service ferroviaire n’est cependant pas à la hauteur des espérances et reste bien loin du concept de RER. Un changement d’alimentation électrique et des opérations d’entretien jugées trop lourdes ont mis fin à l’expérience des Bem 550, qui furent toutes ferraillées en 2015.

(photo wikipedia)

Les débuts du CEVA
On retient la véritable date du projet CEVA transfrontalier par un protocole d’accord signé le 29 mars 2008, et qui implique notamment l’Office fédéral des transports (Confédération suisse), le canton de Genève, le canton de Vaud, la région Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes avant 2015), les CFF (Chemins de fer fédéraux suisses), la SNCF (Société nationale des chemins de fer français) avec ses branches mobilité et réseau. Le cheminement du projet a reçu une DAP (décision d’application des plans) par l’OFT (Office fédéral des transports) en mai 2008. Mais cette DAP fut combattue ensuite par divers recours augmentant la facture, rejetés dans leur ensemble par le Tribunal administratif fédéral le 15 juin 2011 au terme de trois ans de procédure puis par le Tribunal fédéral le 15 mars 2012.

Des travaux, malgré tout
On croit souvent, dans certains milieux « alternatifs », que l’utilisation des voies existantes peut suffire à exploiter un service ferroviaire de qualité. Cette théorie est souvent contredite par les faits. Il n’était pas question de créer un réseau lowcost à l’aide de solutions baroques qui n’auraient pas eu d’impact sur le transfert route-rail…

Avant l’engagement des chantiers, quelque 80 bureaux d’études et ateliers (ingénieurs, architectes, spécialistes en sécurité) ont participé à leur finalisation technique. A cette occasion, la société Transferis, commune à la SNCF et aux CFF, est créée. Basée à Annemasse, sa mission première est de travailler à la construction de l’offre du futur Léman Express (le réseau express régional franco-valdo-genevois) et de sa promotion. Elle disparaît à la fin de l’année 2016, remplacée par Lémanis, une filiale commune des CFF (60 %) et de la SNCF (40 %) basée à Genève, qui en reprend les principales missions.

Tunnel de Champel en 2013 (photo Babsy via wikipedia)

De manière globale, la ligne CFF créée en 1949 a dû être entièrement réaménagée jusqu’à Annemasse. Il y avait moins de travaux sur la ligne vers Bellegarde. Vers Annemasse, le Léman Express circule ainsi majoritairement en tunnel sous la colline de Champel puis franchit l’Arve par un viaduc entièrement rénové. A partir de la gare de Genève Eaux-Vives, l’ancienne ligne française à voie unique a été mise à double voie et en tranchée couverte. De la frontière française à Annemasse, le tunnel prend fin et la voie a été rénovée jusqu’à la gare d’Annemasse.

L’ensemble des travaux de génie civil furent répartis sur 28 lots distincts. Les 14 km réalisés sur le territoire suisse sont jalonnés par cinq stations, deux ponts (Arve et Seymaz), deux tunnels (Pinchat et Champel) et plusieurs tranchées couvertes. Ces ouvrages ont été réalisés dans un environnement urbain dense et contraint qui a influé sur les techniques mises en œuvre. Les travaux furent lancés fin 2011 et ont mobilisé en moyenne 44 entreprises ou bureaux d’études. Le chantier avait été évalué à CHF 1,57 milliard financé à hauteur de 56% par la Confédération Suisse, à 44% par le canton de Genève.

Route du Chêne, Genève, en août 2019 (photo bus-tram-geneve via flick)

En France, les travaux ont été lancés en 2015 sous maîtrise d’ouvrage SNCF pour un montant de 234,2 millions d’euros assumée par 13 partenaires. Ils ont porté principalement sur les 2 km de double voie ferrée, enfouie entre Annemasse et la frontière, la modernisation des lignes Annemasse-Evian et Annemasse-La Roche, la suppression de trois passages à niveau. A cela s’ajoutait un programme de modernisation (accessibilité, éclairage, rallongement de quais…) de 18 gares de Haute-Savoie pour un montant de 13 millions d’euros.

Les équipements ferroviaires ont été testés en juin 2019 et le matériel roulant depuis juillet.

Matériel roulant
Aspect le plus visible d’un réseau ferroviaire, le matériel roulant n’est pas uniforme : les préférences nationales ont joué un plus grand rôle que le service à fournir. Les suisses préféraient leur rames Stadler Flirt, un matériel qui ne circule pas en France et qui est en concurrence frontale avec les Coradia d’Alstom. Malgré que le projet soit essentiellement situé sur le sol suisse, les deux pays ne sont pas parvenus à s’entendre sur un sujet jugé très politique. En France, aucune région n’aurait eu l’idée d’acheter suisse.

Le matériel roulant du Léman Express est donc divisé en deux lots distincts :

  • 23 rames Stadler Flirt RABe 522 pour les CFF ;
  • 17 rames Alstom Regiolis Z 31500 pour la SNCF.

Toutes les rames peuvent circuler d’un pays à l’autre. Les trains se distinguent par quelques différences extérieures et intérieures, mais ils portent les mêmes couleurs : le rouge et le blanc communs aux deux pays, ainsi que le bleu français. Lors des négociations, Genève aurait voulu voir son jaune et son noir figurer sur la proue des véhicules. Cette idée a finalement été abandonnée.

En France, la région Auvergne-Rhône-Alpes a investi 420 millions d’euros pour l’achat à Alstom des 27 rames Régiolis qui circuleront sur ce nouveau réseau. Les trains Coradia Polyvalent Léman Express sont issus de la gamme Coradia d’Alstom, dont 348 rames ont été vendues à 9 Régions françaises.

Coradia Z31500 de la SNCF en gare d’Annemasse, vues ici en septembre 2019 (photo bus-tram-genève via license flickr)

Tarification
On ne peut pas parler de RER transfrontalier sans parler de tarification multimodale. Jusqu’à récemment, les suisses et français des environs de Genève vivaient avec la communauté tarifaire franco-valdo-genevoise nommée Unireso. Mais à l’occasion de la mise en service du Léman Express, un nouveau système de tarification multimodal fut révélé le 19 juin 2019 sous le nom de Léman Pass, et remplace les anciennes zones régionales d’Unireso revue et adaptée avec des diminutions de prix pour les courts trajets et des hausses pour les longs trajets, engendrant en Suisse des mécontentements du côté de Nyon.

Le Léman Express va créer une offre ferroviaire attractive avec, aux heures de pointe, un train toutes les dix minutes entre Genève et Annemasse. Mais son impact sur le trafic voyageur reposera aussi sur l’offre de stationnement et les parkings relais proposés aux frontaliers.

Paradoxalement, le Léman-Express est inauguré au moment où les deux patrons, de la SNCF et des CFF, quittent leur poste de CEO. « C’est un chef-d’œuvre, un record d’Europe, mais c’est le projet le plus complexe que j’aie jamais vu », résume Andreas Meyer, CEO des CFF. Il attribue sa réussite, au terme de huit ans de travaux, à la volonté de collaboration des CFF et de la SNCF et à l’esprit d’ouverture de l’ancien patron du rail français, Guillaume Pepy.

Rendez-vous dimanche sur fond de grèves et de tensions sociales sur les parties françaises, une « chose » que l’on ne connaît pas en Suisse…

 

13/12/2019 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
Inscrivez-vous au blog