Réseaux : une comparaison par actifs plutôt que par habitants


03/09/2023 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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L’idée de classer les investissements ferroviaires par tête d’habitant a récemment fait le tour de la toile. Sa lecture trop simpliste nous a laissé sur notre faim : le nombre d’habitants ne dit rien de la consistance du réseau ferroviaire. Nous avons préféré une autre approche : une comparaison par actifs, gares, et bien d’autres données. Aucun réseau ferroviaire national n’est comparable au voisin en terme de ponts, aiguillages, personnel, taux de sous-traitance. Ni d’ailleurs en densité des voies ferrées et d’actifs par kilomètre carré, ni en intensité du trafic, qui sont les seules variables explicatives du coût complet d’entretien et d’investissements dans le ferroviaire au niveau national.

On peut dire des chiffres ce qu’on a envie qu’ils disent. En ces temps de minimalisme et d’effet loupe des réseaux sociaux, la communication simpliste prend trop souvent le pas sur la réflexion. Les tableaux ci-dessous ont été tiré de chiffres des rapports annuels respectifs de chaque gestionnaire de réseau. Certains ont été tirés de l’excellent monitoring annuel de l’IRG, l’Independent Regulators’ Group – Rail.

La méthode est forcément critiquable mais on trouvera donc ci-après une autre lecture qui devrait mieux éclairer la réalité des montants investis dans le rail dans une poignée de pays.

La densité au kilomètre carré

Il nous parait essentiel de commencer par une évidence : quelle est la densité de population et la densité de voies ferrées par 1000 km² ? Réponse ci-dessous avec une surprenante constatation : la Suède a quasi autant d’habitants par 1000 km² que de voies ferrées ! La Norvège a un ratio à peu près similaire. Tous les autres pays ont des écarts bien plus élevés.

On s’empresse vite de rappeler que le kilométrage d’un réseau ferré est comptabiliser par ligne, et non par voie. Une ligne peut avoir une ou deux voies, cela reste une ligne…

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Ces valeurs doivent être interprétées avec attention. D’une part on parle ici du réseau complet, donc les voies marchandises sans voyageurs ou portuaires sont incluses.

De nombreux bourgs, souvent récents, ont été construits bien loin des gares existantes du réseau ferré.

Ensuite densité de population peut signifier des communes plus peuplées, ce qui se remarque avec les Pays-Bas, champions de la densité de sa population mais pas du tout au niveau des lignes ferroviaires. La Belgique est deuxième au niveau de la densité de sa population et de son réseau ferroviaire. La France a une densité moitié moindre que l’Allemagne mais comparable à l’Italie ou le Danemark. Nous devrions logiquement retirer entre 30 à 40% du territoire suédois ou norvégien pour obtenir des chiffres plus conformes à la réalité : tant les habitants que les voies ferrées sont majoritaires dans la moitié sud de ces deux pays.

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Dense mais dispersé
L’impression de la grande densité néerlandaise cache aussi le fait que de nombreux bourgs, souvent récents (photo ci-contre), ont été construits bien loin des gares existantes du réseau ferré. Les néerlandais ont pu compenser cela par un bon réseau de bus, avec des investissements probablement conséquents sur ce transport, ce qui fausse la comparaison « investissements rail » par habitant. Il n’y a donc pas de corrélation automatique entre le nombre d’habitants et le kilométrage de voies ferrées.

Les gares

C’est aussi un beau sujet. Le nombre de gares influe sur la population desservie et par là même, sur le trafic que l’on peut capter. Jadis, pratiquement chaque gros village avait sa gare. Ces constructions historiques sont restées sur place – ou ont disparu -, tandis qu’aujourd’hui, la population habite souvent dans des lieux éloignés, au mieux desservis par un réseau de bus, comme évoqué plus haut.

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Quelque part dans le nord de l’Allemagne
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Madrid-Atocha, une autre dimension…

Le fait de déplacer – ou rajouter -, des gares ou ne fusse que des arrêts accroît souvent le trafic. Mais elles doivent être utilement placées. Il n’est en effet pas utile de placer des arrêts « au milieu de nulle part », sauf s’il y a un intérêt touristique évident (début d’un réseau de randonnées par exemple). Il faut donc prendre avec prudence la densité des gares comparées à la densité de la population.

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On remarque tout de suite que la Suisse est en tête. Il faut cependant rappeler le nombre important d’arrêts – plutôt que de gares -, qui parsèment le réseau secondaire suisse. Le classement par nombre d’habitant donne une image faussée de la situation. La faible densité des gares néerlandaises par rapport à sa population pourrait interpeller. Or on a a déjà évoqué plus haut la dispersion possible de l’habitat dense.

Autre image faussée : la Belgique semble avoir une densité de gares identique à la France par millions d’habitants, mais pas en surface. Est-ce l’effet loupe de la région francilienne ?

À contrario, la Suisse dispose d’un ratio élevé par habitant, mais une bonne part de ces gares ne sont en réalité que de petits arrêts, dont certains en zone peu dense. Le petit arrêt de Grandgourt, dans le Jura suisse, a récemment été retiré de l’horaire. « Avec moins de 20 clients par jour en moyenne, la fréquentation de la gare de Grandgourt est trop faible en regard des travaux importants nécessaires à la mise aux normes des installations », ont estimé les CFF. Densité de gares ne signifie donc pas nécessairement fréquentation accrue.

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Grandgourt, avec son automate (photo the data cyclilst via wikimedia)

Une autre manière de voir les choses est d’observer le nombre de gares au kilomètre. L’image sera cependant ici aussi biaisée, certains pays ayant un grand nombre de lignes marchandises non ouvertes au service voyageur, d’autres moins. On remarque encore une fois la performance de la Suisse, prise ici en comptant la totalité du réseau ferré, pas uniquement les CFF.

La densité des gares n’implique pas que toute la population en profite

Suisse, Luxembourg et Danemark se tiennent avec des chiffres similaires, mais cela ne signifie pas que toute la population en profite, le Danemark ayant une densité de gares au km² trois fois moindre que la Suisse. La faible densité espagnole s’explique pour d’évidentes raisons : de vastes zones peu peuplées mais un réseau à grande vitesse – deuxième au monde -, qui les traverse de part en part. Sans gares…

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Ce type de comparaison ne dit rien non plus de l’investissement consenti – ou à consentir -, par la puissance publique. En effet, des petits arrêts ou certains quais n’ont pas de grands besoins d’entretien annuels, en dehors du désherbage. Par ailleurs, nombreuses sont les petites gares encore dotées de bâtiments anciens dont le volume est disproportionné aux regards des besoins actuels. Leur vente à des particuliers ou associations influe sur le montant total des investissements et est sans rapport avec le nombre d’habitants.

Les actifs d’une voie ferrée

Il reste très difficile d’obtenir un inventaire des actifs formant uniquement les voies ferrées, sans les gares. Combien d’aiguillages, de signaux, de passages à niveau, de ponts ou de tunnels ? Le nombre de ces éléments a une influence maximale sur les coûts d’entretien. Et les procédures d’entretien diffèrent d’un pays à l’autre, ce qui complique les comparaisons.

Les quelques pays où les chiffres sont disponibles permettent d’observer qu’il y a en moyenne, par ligne (et non par voie), un aiguillage : tous les 900m en Belgique, tous les 590m en Allemagne, tous les 490m aux Pays-Bas, et fort étonnament, tous les 237m au Luxembourg, mais ce sont leurs chiffres annoncés !

Mais un réseau n’est pas l’autre, une ligne n’est pas l’autre. Certaines sont plates et ne comportent pas de grands ouvrages d’art. D’autres, comme la photo ci-dessous, disposent au contraire d’ouvrages impressionnants pour des trafics parfois pas très élevés.

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Le Göltzschtalbrücke, en Saxe en Allemagne, sur la ligne de Leipzig à Hof : 4 étages, 81 arches, 574m de long et 78m de haut. Majestueux, énorme, mais pour quelle intensité d’usage ?

Ces ouvrages, souvent centenaires, ne demandent certes pas de grands travaux chaque année, mais une surveillance constante. Cependant, la quantité de ces ouvrages influe fortement sur les budgets annuels. Une année, on s’attaquera à un pont, quand on fera le suivant deux ans plus tard, par exemple. Or un pont en mauvais état peut signifier une baisse de vitesse, donc une perte de clientèle sur le rail.

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Un mur tout neuf (photo RD – Rolf-Dresde via wikimedia)

Entretien, rénovation, (re)construction, ce n’est pas la même chose
Dans une comparaison des investissements, il y a une zone grise entre la définition d’un entretien, d’une rénovation ou d’une (re)construction. Un détail ? Détrompez-vous. Ces trois disciplines obéissent souvent à des budgets différents. Ces budgets sont fonction des stratégies adoptées par la tutelle. Ainsi, une « augmentation de capacité » génèrera très probablement des travaux « de construction », qui n’est pas du même budget que l’entretien courant.

Certains travaux terminés ont donc l’apparence d’un solide relifting, faisant croire à de l’entretien. En réalité il s’agit d’une rénovation ou carrément d’une reconstruction. Par ailleurs, certaines lignes doivent encaissés plus de rénovation – ou de travaux -, que d’autres, comme celles qui jouxtent des parois rocheuses ou des terrains très pentus, lesquels demandent à la longue un renforcement ou carrément la construction d’un mur (photo ci-contre). Aucune ligne n’est comparable à l’autre et cela joue fortement sur les montants à investir.


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Maintenance au Danemark
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Démontage et reconstruction en Suisse

Très chers tunnels
Encore un sujet en or qui mine les comparaisons. Non seulement il faut entretenir les tunnels existants, tout particulièrement au niveau des infiltrations d’eau, mais certains pays estiment que certaines de leurs lignes sont trop sinueuses et qu’une rectification de tracé s’impose. On pense tout de suite à la Suisse, mais il y a plein d’autres exemples, notamment en Autriche et en Norvège. Ce pays reconstruit tout son réseau autour de sa capitale et en profite pour le remettre aux normes.

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Tunnel tout neuf du Jarlsberg sur la ligne Vestfold, en Norvège.

Ici aussi, aucune lignes n’est comparable à l’autre et certains réseaux se voient obligés d’investir plus que d’autres ne fusse que pour le maintien des ouvrages existants.

Tunnels, ponts, aiguillages, ces actifs demandent des montants correspondants à leur volume. Ces données sont parfois politiques. Dans un récent entretien à RTS, le patron du rail suisse (CFF) expliquait que « nous sommes une entreprise qui dépend de décisions politiques. Souvent, les politiciens ne comprennent pas très bien les règles du jeu. Prenez les grands chantiers : c’est toujours une décision politique qui est prise. Nous sommes un exécutant, un bureau d’ingénieurs qui étudie et réalise. »

Le nombre d’habitant est donc sans rapport avec le nombre d’actifs du réseau ferré, des montants qui y sont alloués et des décisions prises pour creuser tel ou tel tunnel. À titre indicatif, le dernier rapport de l’Independent Regulators’ Group – Rail nous donnait les chiffres suivants :

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Sur base des chiffres de l’Independent Regulators’ Group – Rail

La hauteur stratosphérique des dépenses Luxembourgeoises questionne. Il est possible qu’on ait affaire ici à un gros coup temporaire – et bienvenu -, du Grand-Duché, annonçant une probable accalmie dans la prochaine décennie.

Le dernier rapport de l’Independent Regulators’ Group – Rail a tenté une ventilation des différentes dépenses en travaux : maintenance, rénovation et nouvelles constructions. On en retire alors le graphique suivant :

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Sur base des chiffres de l’Independent Regulators’ Group – Rail

Les différences entre les pays peuvent s’expliquer par de nombreuses raisons, explique le rapport. Certains pays ont des réseaux plus anciens qui ont donc besoin de plus d’entretien : cela semble être le cas de la Belgique et des Pays-Bas. Comme expliqué plus haut, il peut y avoir des différences d’interprétation entre « maintenance » et « rénovation ». Suisse et Allemagne rénovent à priori beaucoup et investissent peu en maintenance. S’agit-il encore ici d’une définition, élargie de la maintenance ? Norvège et Luxembourg semblent beaucoup miser sur de nouvelles infrastructures. Or on sait qu’il ne s’agit pas de lignes à grande vitesse. Le graphique ne dit d’ailleurs de quel type d’infras il est question dans cette comparaison.

Les spécificités de la voie sont variables d’un pays à l’autre, d’une ligne à l’autre

Une autre raison des différences observées pourrait être liée à des infrastructures spécifiques (tunnels, ponts, passages à niveau, systèmes de sécurité) ou à des systèmes spécifiques (systèmes de sécurité, équipements en bord de voie nécessaires pour les systèmes de contrôle des trains tels que l’ERTMS). Cela nécessiterait davantage d’investissements et d’entretien que la seule construction et l’entretien du réseau ferroviaire.

L’IRG relève cependant que parmi les pays affichant les dépenses les plus élevées par ligne-km, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Autriche, la Belgique et le Danemark se classent également parmi les pays ayant le niveau d’intensité d’utilisation le plus élevé. L’occasion d’y jeter un oeil.

Le taux d’usage de l’infrastructure

L’intensité d’utilisation du réseau est un indicateur de l’occupation globale du réseau ferroviaire, qui mesure le nombre de trains-km par ligne-km par jour. S’agissant d’une moyenne, on ne tient pas compte de la façon dont l’utilisation peut varier entre les différentes régions d’un pays.

Sans surprise, le réseau ferroviaire est principalement utilisé pour les services voyageurs dans presque tous les pays étudiés. L’intensité de l’utilisation du réseau pour ces services était la plus élevée aux Pays-Bas, en Suisse, au Danemark et au Royaume-Uni. Le tableau ci-dessous résume cette intensité :

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Sur base des chiffres de l’Independent Regulators’ Group – Rail

Une donnée importante est la gestion considérée comme plus efficace de la capacité des itinéraires électrifiés en raison de leur équipement technique permettant des volumes de trafic plus élevés, de même que le type de matériel roulant et d’énergie de traction utilisés pour les activités ferroviaires dans chaque pays. Pourtant, cette assertion ne correspond pas vraiment aux réseaux britannique et danois qui ont un beau taux d’intensité avec pourtant une faible électrification. Le taux d’électrification est résumé ci-dessous :

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Sur base des chiffres de l’Independent Regulators’ Group – Rail

Il reste à saisir dans quelle mesure le taux d’usage de l’infrastructure influe sur l’entretien et, par extension, sur son degré de rénovation voire de reconstruction.

En conclusion

Les dépenses ferroviaires doivent être jugées sur base de nombreux critères sans rapport avec le nombre d’habitants d’un pays. Au-delà de l’infrastructure, il y a aussi l’achat des trains et l’usage qu’on en fait. Il y a aussi le nombre d’ETP requit pour un service donné. Certains opérateurs ou gestionnaires historiques misent sur les ressources internes quand d’autres délèguent plus volontier à des sous-traitants ou des firmes spécialisées, notamment quand il faut reconstruire un pont ou un mur. Question de culture politique, qui diffère grandement d’un pays à l’autre.

Le relief, sa nature et l’insertion des lignes jouent un rôle important dans les montants à investir, de sorte qu’une comparaison est un exercice difficile.On se méfiera donc à l’avenir des lectures trop faciles…🟧

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03/09/2023 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm