Le train sans accompagnateur : un débat sans fin…

Il est courant de nos jours de jouer la «carte de sécurité» pour susciter un appel émotionnel destiné à influencer le grand public et les influenceurs sur un point de vue particulier, en dépit de la réalité du terrain. Le train sans accompagnateur fait partie des thèmes émotionnels, parce qu’il est à la fois social, culturel et donc, politique. De nombreux commentaires ont paru ces dernières années dans la presse, dans les magazines ferroviaires, dans les programmes de radio et de télévision et des questions ont été posées au niveau politique. L’occasion de remettre les choses en ordre.

Il faut ainsi d’emblée distinguer le train « non-accompagné » du train sans conducteur. Ce sont deux choses radicalement différentes. Le premier se réfère à un train conduit par agent seul, où il n’y a pas de d’accompagnateur à bord pour le service. Tandis que le second est un train carrément sans conducteur, à l’image de certains métros automatiques. Nous avions déjà évoqué le sujet du train autonome il y a quelque temps.

La question de l’accompagnateur de bord est d’une nature plus sociale, et donc plus politique. C’est ici que le débat échauffe les esprits. En plus de répondre aux demandes des voyageurs, de vérifier les billets et d’aider les passagers à mobilité réduite à monter et à descendre du train en toute sécurité, les « gardes » – comme on le disait anciennement -, sont formés à la sécurité opérationnelle et à la connaissance du trajet, ainsi que des actions à entreprendre en cas de perturbations. Cela signifie qu’il faut de facto deux personnes pour faire rouler un train.

Cela fait déjà longtemps que se pose la question de savoir si deux personnes sont encore nécessaires sur les petites lignes à faible trafic. Mais on remarque aussi que sur les lignes à très grands flux, où les arrêts sont fréquents, comme sur le RER, le staff à bord devient peu utile. Que faut-il déduire de tout cela ?

Des raisons variées…

Les syndicats ont souvent déclaré que lors des enquêtes indépendantes menées à la suite d’accidents de trains, il était mis en évidence l’importance du personnel de bord formé aux procédures d’évacuation et à la protection. La sécurité est donc bien le motif prioritaire avancé pour conserver un accompagnement à bord.

Mais il y a bien évidemment un aspect social derrière tout cela, qui n’est pas négligeable. La présence de personnel à bord rassure, surtout en fin de soirée, lors des derniers trains, particulièrement dans les banlieues des grandes villes, où la clientèle féminine n’est jamais très à l’aise de rentrer tard à la maison. Puis il y a aussi, pour les usagers, le fait d’être en règle. Souvent, il y a la queue au guichet ou l’automate de vente, quand il n’est pas en panne. Les clients arrivent très souvent en dernière minute. Et quand ils n’ont pas de ticket, ils sont contents de trouver quelqu’un à bord pour en acheter un.

Le deuxième point concerne l’emploi : devenir accompagnateur de train ne demande pas un grand diplôme universitaire ni un MBA. Le métier est à la portée de beaucoup de monde, tout spécialement chez ceux qui « n’iront pas très loin », et qui trouveront malgré tout un emploi, un métier plus « social », au contact avec les gens. Le chemin de fer comme acteur social, c’est un aspect qu’il ne faut pas négliger.

Il existe cependant des motivations à ne plus accompagner certains trains. Crachats, insultes, rébellion, certains accompagnateurs ne veulent plus travailler sur les lignes sensibles ou à certaines heures du soir, quand les bandes de jeunes sévissent ou que les ivrognes violents terminent la soirée sans savoir où ils vont. Ce phénomène de société est bien évidemment généralisé dans tous les transports publics, que ce soit dans les bus, les trams ou les métros, dont les stations sont, le soir, sans personnel. Cette question sensible pose finalement une double équation : comment protéger à la fois le personnel, et les usagers dans les trains du soir ?

Le train sans accompagnement

De nombreux réseaux songent à exploiter certains trains avec seulement le conducteur. En Autriche, aux ÖBB à long terme, les trains locaux et régionaux ne devraient plus avoir que le conducteur à bord, disait-on en 2010 déjà. Des brigades iraient « au hasard » dans les trains et vérifieraient les billets. C’est un peu le sens que l’on retrouve dans d’autres pays. Ce n’est finalement pas encore le cas.

En 2016, la SNCB avait eu l’intention de prévoir des trains sans accompagnement à bord. Le projet fut définitivement rejeté ce printemps par la compagnie. Le personnel de bord avait cependant déjà constaté avec amertume qu’il n’y avait plus de compartiment réservé au personnel sur les automotrices Desiro, confirmant un projet qui avait mûri déjà bien plus tôt dans les années 90 et 2000.

Le sujet des concessions ferroviaires, ou délégation de service public, fait débat. Certaines autorités de transport n’obligent pas les opérateurs à placer systématiquement un accompagnateur à bord. Les syndicats de plusieurs pays soutiennent qu’il y a là une distorsion de la concurrence, puisque l’accompagnement à bord, obligatoire dans les entreprises d’État, rend de facto les offres remises aux autorités organisatrice plus chères que les opérateurs privés. Il est piquant de constater que ceux qui font de telles offres s’appellent notamment Keolis, Abellio ou Arriva, autrement dit, des filiales privées d’entreprises publiques. Faire ailleurs ce qu’on ne peut pas faire chez soi…

Pourtant, le train avec agent seul existe déjà. Principalement sur de petites lignes locales qui n’ont pas grands flux. A contrario, les S-Bahn allemands et certains réseaux ferrés suburbains en Europe n’ont pas non plus d’accompagnement à bord. Sur ces réseaux, les stations disposent souvent de portillons d’accès, qui contrôlent les billets ou les abonnements. La conduite par conducteur seul est loin d’être une nouveauté.

Annonce des arrêts et du départ par le conducteur lui-même sur certains trains locaux de la Deutsche Bahn (photo OPNV report 2017)

Au Danemark, la compagnie de chemin de fer d’Etat DSB a commencé à mettre en œuvre le train sans accompagnement sur son le réseau S-train de Copenhague en 1975. Il s’agit cependant d’un réseau ferroviaire qui se rapproche davantage d’un gros métro, où certaines stations disposent de portiques.

Au début de 2013, DSB a également utilisé des trains exploités par un seul homme sur les deux petites lignes ferroviaires régionales Svendborgbanen et Aarhus nærbane. Les trains exploités par le privé Arriva sur le réseau rural à voie unique du Jutland sont aussi opérés par un seul agent depuis 2003. La petite entreprise ferroviaire Nordjyske Jernbaner, qui roule dans la plupart des régions peu peuplées du Nord du Danemark utilise exclusivement des trains exploités par un seul homme.

En France, en 2014, près 6.500 trains sur les 15.000 roulaient sans contrôleur à bord. C’était le résultat d’une organisation apparue dès les années 1980 en Ile-de-France. Les Franciliens ont déjà l’habitude des contrôles aléatoires de validité des billets effectués, dans les rames ou sur les quais, par des brigades de trois ou quatre contrôleurs. La SNCF avait mis en place le système EAS, qui signifie « équipement avec agent seul », uniquement sur les TER, les trains locaux, ce qui créa bien évidemment une polémique retentissante.

Sur l’ODEG, un privé en concession autour de Berlin

Au Royaume-Uni, le DOO fut négocié dans les années 1980. Il s’agit du Driver Only Operation. Le conducteur est seul responsable du train et du contrôle des mouvements, ainsi que du fonctionnement des portes et du départ. Il a été introduit pour la première fois sur la ligne Bedford – St Pancras en 1982. Il fut ensuite étendu à d’autres itinéraires intérieurs de banlieue autour de Londres et de Glasgow et est maintenant utilisé sur le London Overground et le Thameslink. Dans le métro de Londres, le DOO (connu sous le nom de OPO – One Person Operation) a été introduit sur les lignes Circle et Hammersmith & City Line en 1984 et fut ensuite étendu à toutes les autres lignes en 2000 en tant que précurseur de l’ATO sur les lignes susmentionnées. Mais concernant le métro, on ne parle plus vraiment de la même chose, étant donné que les stations disposent de portiques d’accès, donc de contrôle des billets.

Aux Pays-Bas, certaines petites lignes ont été concédées dès les années 2000 à des opérateurs privés. Arriva, Connexxion, Breng, Syntus et Veolia n’ont pas de chef de train, mais une brigade d’inspection qui voyage à l’occasion. L’entreprise publique NS, en revanche, a conservé ses ‘chef-gardes’, même sur les trains locaux.

Un steward était encore présent sur le Merwede-Lingelijn et le Vechtdallijnen d’Arriva, pour la vérification des billets et le service. Mais récemment, Qbuzz, qui a repris une ligne à Arriva en décembre dernier, peut placer moins d’accompagnateurs sur ses trains locaux. « Nous répondons aux exigences de la province, qui est autorité de transport », a déclaré la porte-parole Susan Zethof. « Un accompagnateur doit être présent sur les deux tiers des trains, c’est à dire aux heures de pointe ou d’autres périodes de pointe. » Il n’y a donc plus d’accompagnement en heures creuses. Il est intéressant de noter ici que c’est l’autorité provinciale des transports, et pas le prestataire mandaté, qui a pris cette décision.

Sur le futur CEVA, le réseau régional de Genève avec son antenne en France, la conduite depuis Annemasse vers la Suisse se fera à agent seul, alors que du côté français la région sera libre de choisir et de négocier avec les syndicats, sans que cela n’interfère avec la pratique suisse. Une belle démonstration des différences culturelles. On devine que cela arrange les suisses, qui ne veulent pas être pris en otage par les grèves françaises comme on l’a vu au printemps 2018. À chacun sa culture sociale…

SNCB : quai en courbe à la gare. de Bruxelles-Luxembourg. L’accompagnateur de train ne peut pas voir la totalité du train.

La crainte de l’accident

Ce thème revient souvent. Lors d’une session parlementaire, le syndicat anglais RMT rappelait la « complexité de certaines gares d’époque victorienne », avec ses magnifiques supports très esthétiques mais qui empêche de voir convenablement sur toute la longueur d’un train. Il est généralement admis que la conduite à agent seul est possible sur des trains de longueur limitée, ou sur des réseaux où les gares ont un accès fermé, comme sur certains S-Bahn allemands.

Mais dans les deux cas, rappelle un syndicat français, rien n’empêche quelqu’un de tomber entre le quai et le train. Si l’argument est légitime, il semble cependant curieux. Ce problème de chute s’applique aussi aux… métros, dans lesquels il n’y a aucun agent d’accompagnement.

Il faut cependant rappeler que les métros sont classés dans les trains légers, et qu’ils obéissent dès lors à des règles moins contraignantes. Le chemin de fer est soumis à des règles beaucoup plus strictes, en tant que « chemin de fer lourd », et l’évolution sociétale a encore davantage alourdi les règles de sécurité, par crainte de plaintes et de la forte protection des consommateurs qui est d’usage aujourd’hui dans les pays modernes.

Les technologies devraient permettre aujourd’hui de s’assurer par exemple que toutes les portes sont bien fermées avant le départ du train. Par exemple à l’aide d’un seul écran centralisé. Ce n’est pas le cas sur la plupart des matériels roulants, où une visualisation à l’œil nu reste toujours nécessaire. Ce qui induit donc la présence d’une seconde personne à bord. Par ailleurs, il est admis par tout le monde qu’aucun système aussi perfectionné soit-il ne peut être assurer à 100% sans défaillances. Or, l’humain fait lui aussi partie des défaillances, on l’oublie un peu trop souvent.

Evolution

La technologie va-t-elle faire évoluer le métier ? Vaste question et réponses variées. Le contrôle des billets sur les trains longues distances a déjà une application.

 En 2017, la Deutsche Bahn faisait une expérience d’inspection sans billet appelée « Komfort Check-in ». Vous confirmiez simplement par téléphone portable que vous avez pris sa place et ainsi validé le billet – sans contrôle humain. La technologie fut testée sur deux liaisons Dortmund-Stuttgart et Stuttgart-Essen. Il s’agit ici des trains longue distance, et le test ne concernait pas les trains régionaux et locaux.

En 2018, ce service était disponible sur tous les trains grandes lignes. Mais il s’agit ici avant tout d’une opération de digitalisation. Par le chargement d’une app, obligatoire pour obtenir le service, la DB obtient de précieuses informations sur ses clients et peut « les retenir ». Le staff est toujours présent à bord des trains longue distance en Allemagne et peut vaquer à d’autres tâches d’information.

Paradoxes et confusions

De manière globale, la disparition du personnel de bord sur les trains longue distance n’est pas à l’ordre du jour. Mais la question demeure en ce qui concerne les trains régionaux, dont les réseaux disposent de gares « ouvertes », sans portiques d’accès, c’est à dire la toute grande majorité des gares et arrêts en Europe.

Comme le dit Chris Jackson de Railway Gazette, tout au long de l’histoire du chemin de fer, les rôles du personnel ont évolué face à l’innovation technique et aux nécessités économiques, et la direction, les syndicats et les régulateurs doivent reconnaître le caractère inévitable du changement. George Bearfield, directeur des systèmes de sécurité au Rail Safety and Standards Board (RSSB) du Royaume-Uni, estime que « certains débats autour de la sécurité avec la conduite à agent seul sont devenus confus et politisés », ce qui n’aide pas à « avoir une vision rationnelle et objective du risque. »

Il est vrai qu’on a déjà vu des trains annulés uniquement parce qu’il n’y avait pas d’accompagnement à bord, alors que le conducteur est présent pour conduire. Ces trains doivent par après rouler à vide pour rejoindre leur destination initiale et faire revenir le train dans le roulement quotidien. Un très gros gaspillage d’argent public et une image désastreuse du chemin de fer auprès du public.

D’un autre côté, les citoyens cultivent aussi des idées paradoxales : ils veulent du personnel partout, dans les trains, dans les gares, aux guichets, mais ils ne veulent pas que ce personnel soit payé pour seulement regarder passer les trains ou ne rien faire quand il n’y a pas de client à servir. Cherchez l’erreur…

Il n’empêche, davantage de personnes traversent les gares et prennent le train. Cela demande certainement beaucoup plus de surveillance dans certaines gares de plus en plus fréquentées. L’objectif primordial doit être d’assurer une flexibilité suffisante pour positionner suffisamment de personnes compétentes aux bons endroits et au bon moment. Ce n’est pas facile…

Références :

2009 – Zeit Online – Die armen, bösen Schaffner

2010 – Die Presse – ÖBB-Züge sollen wie U-Bahnen werden

2016 – Transportrail – Exploitation de CEVA : la confiance règne !

2016 – Rail Future/Jerry Alderson – Train staff duties

2017 – Railstaff – DOO – Analysed & Explained

2017 – Railway Technology – Driver-only trains and safety: what’s the big issue?

2018 – Spiegel Online – Komfort Check-in in allen ICE-Zügen verfügbar

2018 – The Independent – Train guards: what do they do and why are unions fighting to keep them?

2018 – AD.nl / Chantal Blommers – Conducteur verdwijnt buiten de spits op MerwedeLingelijn

2019 – Deutsche Bahn – Travel without ticket checks

Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

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