Le train de nuit pourrait être un atout pour le rail


18/01/2021 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et /rédacteur freelance
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Parfois, une crise peut devenir une opportunité. C’est ce qui est arrivé avec les fameux ocean liners, ces paquebots des années 1900 à 1960, qui traversaient l’Atlantique à coup de records successifs. Évincés par l’aviation, ce secteur maritime aurait du complètement disparaître et pourtant, il a non seulement pu survivre mais il a même fortement grandit, en changeant complètement de business model.

Au début des années 1960, 95% du trafic de passagers à travers l’Atlantique se faisait en effet par avion. Il devenait clair que les paquebots transatlantiques appartenaient au passé. Fallait-il tout arrêter ? Non ! Selon certains observateurs, le tournant aurait été marqué par la série télévisée américaine The Love Boat d’ABC, qui montrait ce qu’était une « croisière ». Contrairement aux anciens transatlantiques, les bateaux de croisière font un grand tour en mer sans destination particulière, et il s’agit simplement de vivre une expérience particulière pendant une semaine ou dix jours ! Cela a provoqué un virage à 180 degrés dans la manière de concevoir un navire à passagers et l’émergence d’un nouveau secteur touristique qui n’existait pas auparavant. Dans les années 1970, le navire « Song of Norway » de Royal Caribbean fut le premier construit spécialement pour la croisière plutôt que pour la traversée Atlantique. Une nouvelle industrie était née…

L’analogie avec le train de nuit est tentante. Les voyages de masse ont multiplié nos déplacements depuis une quarantaine d’années et ont eu pour effet « d’industrialiser » le transport ferroviaire longue distance. Le meilleur exemple a été l’arrivée de la grande vitesse, en 1981 en France, en 1990 en Allemagne, puis rapidement dans d’autres pays, en Italie, en Espagne mais aussi en Belgique et aux Pays-Bas. Le train de nuit a en fait été doublement concurrencé : non seulement avec la multiplication des destinations par avions, mais aussi sur son propre terrain, par la grande vitesse !

Dans les cercles économiques, il est souvent admis que pour survivre, une entreprise doit couper ses branches mortes. Le train de nuit, jugé onéreux car trop spécifique (c’est un hôtel roulant), a fait les frais de cette conception. Il faut dire que la plupart du temps, ces trains de nuit étaient gérés pour une clientèle sans rapport réel avec le service public du quotidien. Comme l’actionnaire des anciennes entreprises est l’État, une grande partie des décennies 80 et 90 a consisté à couper dans ce qui n’était plus nécessaire au service public.

Comme pour les navires de croisières, ce sont des entrepreneurs privés qui se sont mis en tête de recréer certains trains de nuit en tant que « croisière sur rail ». En 1977, d’anciens wagons-lits étaient mis aux enchères par Sotherby’s à Monte Carlo et deux de ces wagons-lits furent achetés par James B. Sherwood, un entrepreneur millionnaire passionné de chemin de fer. Au cours des années suivantes, il dépensa plusieurs millions pour retrouver et acheter 35 autres voitures Orient-Express originales de la CIWL, datant des années 1920 et 1930, puis les restaura à leur gloire d’antan. En 1982, la légende du Venise-Simplon-Orient-Express (VSOE) renaissait alors que le célèbre train faisait son premier voyage de Calais à Venise. Aujourd’hui, le train appartient à LVMH qui a racheté son ancien propriétaire Belmond, une société de loisirs qui exploite des hôtels de luxe, des services de train et des croisières fluviales dans le monde entier. C’est l’un des seuls exemples de revitalisation d’un train de nuit par une société privée. Cela est-il possible sur tous les anciens trains de nuit en Europe ?

En 2017, l’écrivain britannique Andrew Martin se lance dans une série d’aventures nocturnes en train à travers l’Europe. Il décrit sa couchette dans un train de nuit exploité par la SNCF comme « un assez bon simulacre de cellule de prison.» Quant aux rafraîchissements servis à bord, le petit déjeuner moyen consiste en « une tasse en plastique de café instantané et un croissant fourré à la confiture dans un emballage scellé portant l’étiquette peu inspirante 7 jours.» Andrew Martin aurait pu édicter la même sentence dans tous les pays où les trains de nuit ont survécu. Il a manifestement confondu le compartiment couchettes avec la cabine dotées de vrais lits et d’un lavabo, dont certaines sont équipées d’une douche. Mais la SNCF ne faisait plus circuler de voitures-lits depuis un moment, contrairement à Thello sur Paris-Venise et aux trains relancés par les Autrichiens en décembre 2016, qui ont tous une voiture-lit, quelle que soit leur destination. Il faut donc parfois se méfier des écrivains nostalgiques…

Renaissance?
Mais la sentence d’Andrew Martin a le mérite de mettre le doigt sur un point essentiel : le train de nuit n’est pas – et n’a jamais été -, un transport de masse, mais un transport d’appoint, un marché de niche. Alors, autant le chouchouter et l’exploiter comme « une croisière » de A vers B, en le distinguant du transport de masse industriel que représente le TGV, le Frecciarossa ou l’Eurostar. A priori, cela ne semble pas la priorité des entreprises ferroviaires historiques, qui doivent rendre des comptes à l’Etat et à qui on demande « de ne pas s’évader dans des marchés sans avenir ». La vision des ministères est parfois glaçante et souvent sans relief… Mais tout le monde ne voit pas les choses de cette manière. Pour les autrichiens, leurs Nightjets sont partis à l’assaut de l’Europe avant tout pour répandre la « marque ÖBB » que peu de personnes connaissaient il y encore trois ans. Et répandre la marque « ÖBB », c’est aussi répandre le savoir-faire autrichien, avec sa qualité de vie. Les suisses semblent avoir complètement loupé cet aspect, alors que la qualité et le savoir-faire suisses ne sont plus à démontrer.

L’une des raisons est que les « grands » chemins de fer d’Europe, la SNCF, la DB, le groupe FS, les polonais ou suédois, restent fortement ancrés sur leur marché national où ils dominent bien mieux qu’en terres étrangères. Quant aux « petits », ils se sentent justement… trop petit et peu soutenus, pour espérer imprimer leur marque à l’étranger. Etrange ! Dans le secteur du fret, on voit pourtant des « petites entreprises » qui s’étendent à l’étranger, sans lequel elles ne pourraient survivre. Tel est le cas de CFL Multimodal (Luxembourg), ou de Lineas, un opérateur belge de fret ferroviaire. Impossible à répéter avec des trains de nuit ?

Les trains de nuit doivent être gérés comme des bateaux de croisière internationaux de points à points, avec quelques gares le soir pour quelques destinations le matin. Sa clientèle est souvent composée de voyageurs seuls ou groupes de 2-3 personnes, ce qui implique d’offrir un confort pour ce type de clientèle, qui ne veut pas être mélangée « avec d’autres inconnus ». C’est notamment une demande forte de la clientèle féminine, on comprend très vite pourquoi. Bien-sûr, on n’y trouvera pas le luxe des bateaux de croisière. Certes, Thello comportait une voiture-restaurant et le Caledonian-Sleeper, entre Londres et l’Ecosse, possède une voiture-bar. Entre les années 1972 et 1995, certains trains de nuit belges vers la Méditerranée ou vers les Alpes possédaient même une voiture-bar dancing, pour mettre l’ambiance sur la route des vacances. Le Train Bleu en version moderne, entre Paris et Nice dans les années 80, disposait aussi d’une ancienne voiture salon-bar Pullmann. Les Talgos Trenhotel avaient aussi une voiture-bar.

>>> À lire : Railtour, quand le train rimait avec ambiance de vacances

Créer une expérience de voyage est ce qu’attendent précisément les voyageurs intercontinentaux, qui veulent quelque chose de différent qu’un simple TGV qui ressemble trop au Shinkansen japonais ou aux trains à grande vitesse chinois. On peut même suggérer de faire en sorte à ce que ces voyageurs intercontinentaux fassent le voyage uniquement pour l’expérience train de nuit en Europe, comme d’autres le font avec le Transsibérien.

Le train de nuit peut donc être un atout si on crée autour de lui une expérience de voyage particulière, et pas en le définissant comme un outil écologique destiné à « remplacer l’avion », ce qui n’aura de toute manière pas l’adhésion de tous. Il ne doit pas être non plus un outil de contrainte destiné à remplir les obligations climatiques de l’Etat, car dans ce cas on peut s’attendre au train de nuit minimaliste, une version nocturne et appauvrie de l’autocar. Il doit au contraire être un choix premier et voulu dès qu’on ouvre une application sur smartphone. Il doit être « le train que l’on cherche ». Cela demande une bonne dose de créativité et de réactivité, ainsi qu’un business model solide et pérenne. Un client content du train de nuit est un client qui reviendra vers d’autres trains, à d’autres occasions, tout bénéfice pour son exploitant… et ses concurrents. Les ÖBB l’ont bien compris. C’est de cette manière qu’on participe activement à soutenir le rail comme transport d’avenir. 🟧

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Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm