Comment le train peut s’adapter à la logistique contemporaine

Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance – Inscrivez-vous au blog
22/10/2017
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Depuis des années, le fret ferroviaire se bat pour sa survie. Il a décliné en France, il remonte ou se stabilise ailleurs. En ligne de mire : la logistique de distribution d’aujourd’hui qui demande une politique centrée sur le client et une réactivité pour laquelle le rail est mal adapté. Décryptage et propositions de remèdes…

Une mutation manquée

Alors qu’un État est censé doper son économie et ses entreprises par de bons services et de bonnes infrastructures, le service public ferroviaire était devenu pour certains une fin en soi : aux industriels à s’adapter à l’écosystème ferroviaire. Les cheminots n’ont jamais adhéré franchement aux mutations socio-économiques d’après-guerre, avec l’avènement du mode de vie « à l’américaine » entièrement tourné vers l’auto, le camion, les usines sans trains, les hypermarchés et l’habitat dispersé. Une conception de la société qui n’était pas bonne pour le rail. Les Trente Glorieuses, ce fût tout un monde reconstruit en tournant le dos au train, et cela arrangeait d’autant plus les gouvernements que les chemins de fer, entretemps, étaient utilisés à des fins de fronde politique, davantage dans certains pays que d’autres. A décharge, soulignons que les gouvernements utilisaient grassement les chemins de fer pour des missions improbables qu’ils ne payaient pas. Faut-il dès lors s’étonner des envolées de la dette ferroviaire qui, en Belgique par exemple, grimpait à 5% du PIB en 1984 ?

Le monde de la route étant celui de la paix sociale, les industriels se sont logiquement tourné vers le camion, et cela se traduit dans les chiffres de la Cour des Comptes européenne de 2016, qui écrivait ainsi que « la part de marché du fret ferroviaire sur l’ensemble du transport intérieur de marchandises a légèrement baissé, passant de 19,7 % en 2000 à 17,8 % en 2013, tandis que la part du fret routier a un peu augmenté, passant de 73,7 % à 75,4 % au cours de la même période. »

Un écosystème diversifié

Au fil du temps, on constate que le rail, c’est trois business différents : le transport interurbain, le transport de proximité et le transport de fret. Si le point commun entre les trois reste la voie ferroviaire, la locomotive et les wagons, l’exploitation de ces trois branches diffèrent fondamentalement. Il n’y a rien de commun entre les besoins du train du quotidien et ceux des industriels. Cette différenciation – la segmentation comme on dit en marketing – fût la grande tendance qui s’imposa dès les années 80. Elle s’est pleinement installée de nos jours dans le paysage ferroviaire, en dépit des protestations corporatistes sur fond de menace sur le rapport de force. Ainsi en Suisse, on écrivait sans détour en 2008 que sans mandat clairement redéfini, sans direction indépendante solide, sans comptabilité analytique sérieuse, sans politique d’investissement ambitieuse et contrôlée, sans volonté commerciale proche du client affichée en Suisse et à l’étranger, CFF Cargo était condamnée à péricliter. C’est clair, ça claque et il n’y avait pas d’alternative…

Les pays qui ont mis en œuvre des réformes profondes de leur système ferroviaire enregistrent tous des hausses variées de parts modales. Ceux qui ne l’ont pas fait chutent encore davantage (France, Espagne, Estonie,…) :

Des parts modales diverses, mais des pays où le rail est à la hausse, d’autres en retrait (graphique Cour des Comptes Européenne – 2016)

Comment ont-ils fait ?

On voit cependant de grandes disparités entre pays, tirant ainsi la moyenne européenne vers le bas. Cela fonctionne mieux dans certains pays que dans d’autres. Question de culture politique ? Assurément. Remarquons d’emblée que la privatisation n’est pas non plus une fin en soi. Mais même en Suisse, il a fallu se poser les bonnes questions, et trouver… les bonnes réponses. Le graphique ci-dessous, de l’ARAFER, montre par exemple la forte part de marché de l’entreprise publique autrichienne par rapport aux privés. Pourquoi ? Parce que la société autrichienne est devenue une SA indépendante en 2005, bien qu’avec un actionnariat 100% étatique. Elle dispose de la liberté totale du recrutement, du choix de ses gares, du choix de ses business et de l’exploitation du matériel roulant. Sans être privatisée, RCA (c’est son nom), agit comme… une société privée et est sortie discrètement du service public.

La libéralisation du rail a donc fait bouger les lignes, et c’est déjà une révolution en soi dans le monde si fermé du chemin de fer. Inversément, en Belgique, les injections d’argent public n’ont jamais permis à B-Cargo de redresser la barre. Privatisée à plus de 60%, la société belge, dotée d’un solide actionnaire apportant de nouvelles méthodes de gestion, sort enfin la tête de l’eau sous le nom de Lineas et a même remis en selle un business oublié : le wagon isolé et le trafic diffus. Le fret ferroviaire belge – avec onze autres acteurs -, est désormais intégralement privatisé, excepté les quelques incursions de fret SNCF. Belgique, Autriche, deux exemples différents, un même but : le chemin de fer viable. Il n’y a donc pas de modèle unique pour revitaliser le rail.

De nos jours, dans l’ensemble de l’UE, les opérateurs de fret historiques représentent encore en moyenne 66 % du marché du fret ferroviaire mais de nombreuses entreprises privées alternatives se sont inscrites dans un paysage que plus personne ne conteste aujourd’hui :

Le poids des entreprises de fret ferroviaire historique, par rapport aux privés (graphique ARAFER)

La logistique, un eldorado à conquérir

Ce n’est en effet pas pour rien que l’on parlait, il y a vingt ans déjà, de la mutation progressive de la société industrielle vers la société des services. La logistique est un peu entre le deux : industrielle par les moyens déployés, de service par la complexité des flux à gérer pour atteindre le consommateur final. Et ni l’un ni l’autre ne convient aux chemins de fer, habitués à plus de lenteur et à la planification des choses. Echaudés par les mauvaises prestations du rail, le monde logistique pense intégralement en mode « camion ». En témoignent les constructions de plus en plus géantes d’entrepôts, entièrement tournés vers la route. Or, quand on vous raconte que certains d’entre eux font de 100 à 300 camions par jour, on se dit que le monde est mal fait. Et pourtant…

Deux voies s’offrent aux logisticiens : le mode multimodal et le train à l’usine, comme jadis. Le premier, porté aux nues dans les années 90, a pu montrer certaines capacités et faire valoir ses avantages. Cela coûte encore cher, du fait du renforcement des châssis des camions et des caisses mobiles, des coûts additionnels du transbordement et de la multiplicité des intervenants, qui veulent tous leurs marges. Mais des logisticiens comme Ewals Cargo Care, Ekol, Bertschi, LKW Walter, Stobart, Lanutti ou Ambroggio y croient dur… comme fer. Ce qu’ils veulent, c’est un service public performant de l’infrastructure sur lequel roulent des prestataires de leur choix. La logique routière implantée sur les rails, en quelque sorte. C’est encore dur, très dur même, à faire admettre à la profession du rail, qui n’aime pas trop les idées venues d’ailleurs, susceptibles de modifier leur manière de travailler…

Rail Cargo Austria (RCA) : actionnaire 100% public mais gestion privée (photo OBB medien)

Le train à l’usine, c’est encore pratiqué par l’industrie automobile, les grosses entreprises ou l’industrie chimique. Cette dernière, confrontée à une législation drastique sur les transports de produits dangereux, préfère le rail aux risques d’accidents de la route qui font grimper leurs primes d’assurance. Comme la chimie est un secteur très cher, sa logistique met le paquet. La seule Allemagne a fait transiter 28 millions de tonnes de produits chimiques par le rail en 2016, soit environ 8 % du fret ferroviaire total. Ce n’est pas mince, mais on pourrait faire mieux.

Le train à l’usine est exploité par train complet (cas de l’industrie automobile, des céréaliers, de BASF, Bayer, Unilever…), ou par le wagon isolé, ou groupe de wagons isolés. Cette gestion du trafic diffus était à haute teneur déficitaire au temps du service public, et est à l’origine de la disparition de nombreuses gares de triage. Lineas, l’ex B-Cargo belge, a remis en selle ce trafic, mais avec ses propres méthodes de gestion. Dans Actu-Transport, son CEO déclarait en mai dernier : « On essaye aussi d’innover en mettant par exemple dans un même train des conteneurs et du trafic diffus, ce qui peut nous permettre d’assurer plus de volumes et donc de meilleures fréquences. Notre objectif consiste maintenant à étendre ce réseau que nous avons baptisé « Green Express Network » (…) Et nous avons constaté un doublement, un triplement voire même un quadruplement des volumes sur certaines lignes. » Du côté des Alpes, où une cure majeure a été opérée dans les embranchements privés, CFF Cargo fait 3 tournées par jour chez ses 85 meilleurs clients. RTS rapporte que « L’enjeu est capital pour Cargo. La direction des CFF veut que sa filiale marchandises s’installe durablement dans les bénéfices après 40 ans de déficits chroniques. » L’espoir fait vivre…

Logisticiens, un petit effort d’implantation, svp !

Pour terminer, mentionnons les entrepôts. S’ils sont bien implantés le long, ne fusse que d’une petite ligne capillaire, du potentiel ferroviaire existe. Quand l’usine Danone Waters d’Evian produit près de deux à trois trains complets par jour, une réorganisation logistique permettrait de faire arriver un train complet en grand entrepôt en France, sans triage en cours de route. Surtout que le produit « eau minérale » est à très forte rotation : la demande est constante, le potentiel ferroviaire est là. Hélas, ces préoccupations modales ne semblent pas être présentes chez les promoteurs de sites industriels, un secteur hyperconcurrentiel où l’argent domine et tourne très vite.

Il faudrait donc une association des fournisseurs de produits à grande rotation « ferroviables », avec un réseau d’entrepôts savamment implantés le long du rail dans tous les bassins de consommation français et européens. C’est là que l’on devrait trouver l’État stratège tant vanté, en associant tout le monde, public comme privés, sans idéologie ni peur de la rue, comme l’Allemagne le fait avec son Masterplan logistique.

Indépendance des transporteurs ferroviaires, qualité et flexibilité du service, sillons horaires décents, infrastructure bien entretenue, implantation judicieuse des centres logistiques, c’est cet environnement-là qui fera le train de demain.

Des exemples comme celui-ci, on en trouve partout en Europe. Mais on cherche en vain la trace du train, alors que le potentiel est grand (photo Wilco Group, UK)

Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

Une réflexion sur “Comment le train peut s’adapter à la logistique contemporaine”

  1. Contrairement à ce que laisse entendre l’article, le mode de vie « à l’américaine » n’exclue pas le rail, bien au contraire. Aux Etats-Unis, seuls 15% du réseau ferroviaire sont ouverts au trafic passagers. La plupart étant les lignes « commuter » autour des grandes villes.

    Les 85 % restants, essentiellement propriété de compagnies privées grandes, moyennes ou petites, exclusivement consacrées au fret, voient passer ~ 50 % du total tonnes x km de fret transporté dans ce pays, à part quasi-égale avec la route.

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