Quand la SNCF se porte très bien… à l’étranger !

« Faites ailleurs ce que je ne peux voir chez moi » semble être la posture adoptée par la France. Provocateur ? Peut-être, mais force est de constater qu’à l’étranger, la SNCF se porte très bien.

L’Europe, oui mais non

On l’entend souvent, c’est parfois même ouvertement revendiqué : « la France doit cultiver sa singularité ». Fondatrice de l’Europe, la France a pu jouer le grand rôle qui est le sien. Mais elle n’a jamais vraiment « encaissé » l’arrivée des britanniques en 1973, dont la culture est historiquement en opposition à celle de la République. Et puis il y a eu 2004, avec l’élargissement soudain de l’Europe à toute sa partie orientale, avec là encore d’autres mentalités qui s’invitent à Bruxelles (Orban, Pologne,…). Dans ce contexte, la présence française au sein de la machinerie européenne a muté. Comme le souligne Les Echos, l’Allemagne est le pays cumulant le plus de fonctions d’encadrement au Parlement avec près de 17 % des postes. La France arrive deuxième avec 9,5 %. (1) Au fil du temps, des thèses d’obédiences plutôt anglo-rhénanes ont façonné l’environnement législatif européen, agaçant davantage Paris qui considère certaines de ces conceptions comme trop « libérales, trop atlantistes ». Pour le monde des affaires, les choses semblent entendues : parce que les règles du jeu ont changé, parce que la France n’est plus en capacité de « dicter ses lois au monde », il faut au plus vite aller chercher ailleurs les opportunités de business.

Les quatre paquets ferroviaires – définitivement adoptés – sont une très bonne illustration de ce que la France ne voulait pas chez elle, mais, business as usual…

Le jeu de l’économie ouverte prônée par l’Europe dans le monde historiquement très fermé du chemin de fer offre une opportunité inespérée pour la SNCF. Non pas « sur ses terres », mais bien à l’étranger. Pour le grand service public ferroviaire français, l’Europe est une aubaine. Pour deux raisons essentielles :

  • Baîllonnée par un État-patron qui décide du moindre boulon, et engluée à la base dans les idéologies, la grande maison ne disposait guère de réelles marges de manœuvre pour tenter « un autre chemin de fer ».
  • La SNCF souhaitant la croissance, elle savait qu’une France réduite au service public menait au statuquo. L’espace européen ouvert lui donne une nouvelle aire de chalandise et le droit du sol de chaque État-membre permet justement d’expérimenter « cet autre chemin de fer ».

« Répondre à des appels d’offre à l’international nous pousse à être plus innovants » déclarait naguère Guillaume Pépy, le patron du groupe. Voyons alors comment la SNCF se comporte hors Hexagone à travers quelques filiales.

Eurobahn à Venlo, à la frontière entre les Pays-Bas et l’Allemagne (photo Rob Dammers via license flickr)

Keolis

Avec 67.000 salariés, Keolis, créée en 2001, est une filiale géante détenue à 70 % par la SNCF depuis 2012, avec une participation de la Caisse des Dépôts du Québec à hauteur de 30 %. Pour la SNCF, c’est une fenêtre idéale vers d’autres mondes, ceux du tram, du métro et des bus, avec des cultures variées au travers de près de 16 pays. Keolis investit aussi dans les modes de déplacements « tendances » : vélo, covoiturage ou navettes maritimes et fluviales. Tout cela est très bon pour l’image de marque et le marketing.

Malgré une présence forte dans l’espace urbain de nombreuses villes de France, près de 45% du chiffre d’affaire de Keolis est collecté à l’étranger. Une preuve que l’Europe des frontières ouvertes n’est pas une lubie de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Bien-sûr, être opérateur de métro-tram-bus n’est peut-être pas aussi lourd et complexe que le ferroviaire, mais Keolis fait aussi du train en Allemagne et, plus récemment, sur la totalité du réseau ferré du pays de Galles, ce qui est du plus haut intérêt pour être au cœur de la concurrence… sans la subir chez soi.  Certaines synergies peuvent aussi jouer. Exemple : les Thalys qui arrivent à Aix-la-Chapelle sont conduits par du personnel… de Keolis Deutschland.

Dans un autre registre, la maintenance des trains Keolis y est assurée par le constructeur, et non plus par l’opérateur, ce qui serait révolutionnaire en France… Rappelons que Eurobahn (Keolis) exploite réseau le RE 3 de la Ruhr jusqu’en 2025. Deutsche Bahn, malchanceuse dans un processus d’appel d’offre récent, justifiait sa défaite face à la concurrence par des coûts de main-d’œuvre plus élevés, supérieurs d’environ 10% à ceux de la concurrence.  Mais pour l’Autorité Organisatrice de la Ruhr, le VRR, les concurrents avaient davantage marqué de points en termes de coûts administratifs, énergétiques et de disponibilité. Et cela compte pour les voyageurs/électeurs !

Big data, marketing, reconversion des réseaux, parcimonie dans l’utilisation de l’argent public, Keolis se veut un laboratoire des meilleures pratiques en transport public. Parmi ces pratiques : avoir des relations étroites avec les autorités organisatrices de transport. Or on sait que la SNCF, sur ce terrain, n’est pas en odeur de sainteté partout dans les Régions de France. Mais surtout, la SNCF peut goûter aux lois sociales des entités respectives où elle opère, et constater qu’on peut parfaitement gérer un réseau de proximité de service public avec des coûts de production maîtrisés.

Thalys en gare d’Amsterdam-Centraal (photo Henk de Vries3030 via license flickr)

Thalys et Eurostar : en toute indépendance

Fondée en 1994 sous forme de partenariat SNCF, SNCB et European Passenger Services (EPS) de l’ex-British Railways, puis ICRR, Eurostar devînt en 1999 déjà l’entreprise Eurostar Group Ltd avec son siège à Londres pour mettre la gestion commerciale du projet Eurostar dans les mains d’une direction unique. Un certain Guillaume Pépy en est le président. Présente au CA, la SNCF a ainsi une vue complète sur ce que peut être une entreprise de transport privée. Si Eurostar est une entreprise de droit britannique (3), cela n’a pas empêché la SNCF d’obtenir le contrôle exclusif de la gouvernance d’Eurostar quand les 40% du capital détenus par l’État britannique furent cédés en mars 2015.

Thalys, créée en mai 1995 sous le nom de Westrail, est devenu une société à part entière de droit belge, dès mars 2015. L’entreprise gère dorénavant elle-même le pool des conducteurs, les aléas du trafic et le recrutement du personnel, sans passer nécessairement par le personnel des partenaires actionnaires, SNCF et SNCB. Elle gagne aussi en information aux clients, car elle ne doit plus non plus passer, en cas de problème, par les centres SNCB ou SNCF pour s’informer. Mais comme le disait la CEO Agnès Ogier au quotidien belge l’Echo, le monde change en permanence et Thalys devait s’adapter. Car il importe de rechercher des « relais de croissance » en toute indépendance des considérations politiques. Outre s’émanciper hors du quadrilatère Paris-Bruxelles-Amsterdam-Dortmund, la société cherche à pénétrer d’autres « marchés porteurs », comme Amsterdam- CDG et Marne-la-Vallée « Disney » depuis peu, ou sur Bordeaux à l’été 2019.

Tant chez Eurostar que chez Thalys, si la patte SNCF reste entière au niveau décisionnel, le management n’a plus grand chose à voir avec ce qui se fait sur les TGV maison, les sièges sociaux étant respectivement à Londres et Bruxelles. Cela se ressent dans les directions des deux « filiales », avec des personnes au curriculum vitae très internationaux. Cela se ressent aussi au niveau du personnel, bien éloigné du cheminot de jadis…

Opération Captrain à Cologne-Gremberg (photo Rolf Heinrich via license flickr)

Captrain : à l’assaut du fret

Déclin industriel, ports gérés par l’État, le paysage n’est plus celui de l’époque de Gaulle, où coexistait une espèce de grande famille composée de la SNCF, des mines, du Havre, de Fos, de Péchiney, d’Usinor, de Renault et consort. Tout cela s’est écroulé au fur et à mesure des décennies : le secteur industriel ne contribue plus que pour 10 % à la formation du PIB, alors que la norme européenne est à 20 %. L’Allemagne en est à 23 %. Le fret de la SNCF s’effondrant avec l’industrie, il ne fût par la suite plus la priorité dès l’avènement du TGV.

Mais c’est oublier que la France est bordée du nord au sud-est par la « banane bleue économique », une Europe riche de Manchester à Bologne où les trains de fret circulent en abondance. C’est dans cette Europe ferroviaire que les pratiques « libérales » (qu’il faudrait un jour définir plus clairement en France…) ont été le mieux mises en œuvre. Il n’en fallait pas plus pour inciter la SNCF d’y aller aussi, non plus en son nom, mais sous une filiale.

Avec sa marque Captrain, la SNCF est ainsi présente depuis 2010 sur les principaux corridors européens de fret ferroviaire dans treize pays de l’Union. Avec 8,5 milliards de tonnes/km et 260 locomotives, l’opérateur Captrain est le troisième d’Europe. Sa présence dans de nombreux États-membres y est assurée par l’utilisation de ses ressources propres ou grâce à des accords de partenariat solides. Avec bien évidemment les lois sociales des états respectifs, ce qui change beaucoup de choses. L’Europe serait donc si vilaine quand on voit une telle réussite ?

Les BB 36.000 Alstom font aussi partie de la cavalerie d’Akiem, qui en loue notamment à Thello, concurrent de la SNCF (photo Bahnportonline via license flickr)

Akiem

Akiem SA, anciennement Société de gestion et valorisation de matériel de traction (SGVMT), est une entreprise française de location de locomotives et de locotracteurs créée en 2007 par la SNCF. La PME de jadis, basée à Clichy, était née en 2008 en pleine crise du fret. A l’époque, Fret SNCF disposait de trop de locomotives, vu le déclin prononcé du secteur en France. Un pactole payé par le contribuable, acheté au « champion national » Alstom, mais qui se dévalorisait à grande vitesse. La SNCF décida de transférer une partie du parc inutilisé à cette nouvelle filiale chargée de les louer, non seulement aux autres filiales du groupe SNCF, mais aussi à des concurrents tels que l’italien Thello ou l’allemand ECR.

Mais la petite fille a grandi. Elle ne se contenta plus de la seule France, mais voulait se frotter à l’international auprès des majors du leasing que sont MRCE, Railpool ou Alpha Train. Grâce à Deutsche Asset Management, une filiale de la Deutsche Bank, Akiem a pu mener ses ambitions à l’international et trouver les financements requis. Ce que permet parfaitement l’Europe des frontières ouvertes. Avec seulement 40 collaborateurs, la désormais grande fille opère dans 13 pays avec une flotte de 320 engins à louer. Et achète où elle en a envie ! On se souvient du psychodrame de septembre 2016 lorsque Akiem signa pour 44 locomotives DE18 chez l’allemand Vossloh (4). Mais Akiem, c’est aussi le juteux business de la maintenance, avec des ateliers disposés par tout en Europe, à Krefeld (DE), à Hallsberg (Suède), de même qu’en Pologne et en Italie.

Très récemment, Akiem a encore signé pour 33 locomotives TRAXX… Bombardier, pour le plus grand bonheur de l’usine de Cassel (DE). Commentaires de Fabien Rochefort, PDG de la firme : « Avec une flotte de 180 TRAXX d’ici 2020, nous renforçons notre capacité à fournir des services de traction fiables, efficaces, sûrs et rentables attendus par nos clients opérateurs de transport de passagers et de fret. Ce partenariat fructueux avec Bombardier Transport permet aux équipes industrielles du groupe Akiem de concevoir et de fournir des services et des solutions de maintenance sur mesure à travers l’Europe. »

NTV-Italo, WESTBahn, BLS Cargo

À défaut de filiales, la SNCF se porte parfois comme simple actionnaire. Le but est plus flou, mais on peut déjà deviner qu’être actionnaire, c’est mettre le nez dans la finance, le business et l’opérationnel des sociétés concernées. Pure tactique donc. Tels furent probablement les motifs de participation chez l’opérateur privé italien NTV-Italo, dont SNCF se retira en 2014 suite à une possible faillite, qui n’eut pas lieu. (5) Tels furent aussi les motifs de participation, toujours actuelle, chez l’autrichien WESTBahn (6), qui offre un modèle haut débit à cheval entre le TER longue distance et le train grande ligne, serpent de mer du rail français.

En 2017, SNCF Logistics prenait 45% du suisse BLS Cargo, un opérateur actif sur le grand corridor Rotterdam-Gênes (7) et complètait ainsi sa présence sur cette zone, et notamment sur l’offre de transport combiné. Le groupe français possèdant déjà Captrain Deutschland et Captrain Italia, SNCF Logistics ajoute le maillon manquant. Mais il y a une tactique du suisse BLS là-derrière, qui est en guerre ouverte avec les CFF pour un tas de raisons. (8) Le « petit suisse », qui expoite une route roulante, disait que « BLS s’était donné pour objectif de trouver un autre partenaire solide sur le plan international pour sa filiale (ndlr suite au retrait en 2015 de DB Schenker Rail) » Toujours est-il que voir la SNCF mettre le paquet sur le Lötschberg/Simplon plutôt que Modane peut laisser songeur quant à la stratégie de la grande maison…

SNCF Participation

Compte tenu de ce qui précède, la SNCF est donc un groupe international présent bien au-delà de l’Europe, dans près de 120 pays du monde entier, avec environ 260.000 collaborateurs. Rien qu’aux États-Unis, la SNCF, via Keolis et d’autres, c’est déjà près de 20 000 employés. Le président de la SNCF, Guillaume Pépy, affichait naguère des objectifs ambitieux quand il prévoit que d’ici 2022, la moitié du chiffre d’affaires de la SNCF soit réalisée à l’international : 25% en Europe, 25% dans le reste du monde. Au JDD, il déclarait : « Notre image est contrastée en France alors que nous avons un statut reconnu d’expert à l’international. » (9) Tout est dit !

Akiem, Keolis, Thalys, Captrain et Eurostar, bénéficient de l’Europe des frontières ouvertes, et d’un tout nouvel écosystème industriel qui a pu être développé grâce à un environnement législatif ad-hoc (10). On se réjouit bien évidemment pour la SNCF, et d’autres acteurs français que nous n’avons pas cité (Transdev, Colas Rail, …), mais on aurait aimé du répondant du côté de l’hexagone. Les idéologies ont hélas la dent dure et la rue n’entend pas copier-coller tel quel ce nouveau paysage en terres républicaines. Une certitude : pendant que certains font traîner les choses dans l’hexagone, l’Europe n’attendra pas la France, elle avance. La SNCF l’a bien compris…

(1) Les Echos, 2017 – Pourquoi la France voit son influence reculer en Europe

(2) Le Monde, 2018 – Quand le français Keolis devient la SNCF du pays de Galles

(3) Mediarail.be, 2016 – Ce que risque Eurostar en cas de Brexit

(4) L’Express/L’Expansion, 2016 – Akiem, la PME qui a fait dérailler Alstom

(5) Mediarail.be, 2018 – Un nouvel actionnaire unique pour NTV-Italo

(6) Mediarail.be – Fiche technique WESTBahn

(7) Mediarail.be, 2018 –  Tunnels ferroviaires : qui va gagner la bataille des Alpes ?

(8) Mediarail.be, 2018 – Suisse : vers une révision de la politique ferroviaire ?

(9) L’Europe 1/Le JDD, 2017 – Guillaume Pepy : « La SNCF est internationale »

(10) Mediarail.be, 2017 – Ces vingt dernières années qui ont changé le train

Autres références

The Conversation, 2018 : Ouverture à la concurrence du transport ferroviaire : quel modèle économique pour la France ?

Le Nouvel Obs, 2018 : Pourquoi l’ouverture à la concurrence ne signera pas la fin du service public

Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

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