D-Takt : le grand défi de l’horaire cadencé intégral 1/2


03/05/2021 – Par Frédéric de Kemmeter – Signalisation ferroviaire et rédacteur freelance
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Un train toutes les demi-heures de ville à ville et de village à village. Des correspondances pratiques pas trop longues, même en province. Prendre le train partout dans le pays devrait être aussi facile que de prendre le S-Bahn en zone urbaine. C’est le principe du Deutschlandtakt, l’horaire cadencé allemand (aussi appelé D-Takt). Cette vision d’une nouvelle ère ferroviaire doit devenir réalité en Allemagne d’ici 2030 – avec des liaisons supplémentaires, fiables et rapides pour les personnes et les marchandises par le rail. Mais qu’est-ce que cela implique ?

L’horaire cadencé en Allemagne pourrait à priori être un sujet d’étonnement, car à l’inverse de la France, les trains sont depuis longtemps cadencés dans ce pays. Les Intercity longue distance toutes les heures furent justement reconnus comme étant l’une des grandes réussites de l’Allemagne ferroviaire depuis 1979. ‘Jede Stunde, Jede Klasse‘, toutes les heures dans chaque classe, voulait être l’antithèse du Trans-Europ-Express, train de première classe réservé à l’élite et qui ne circulait qu’un ou deux fois par jour. La mise en place des IC de la Deutsche Bahn coïncida d’ailleurs avec le déclassement de nombreux Trans-Europ-Express en Intercity à deux classes, voiture-restaurant incluse. Au niveau régional, de nombreuses lignes passèrent petit à petit au cadencement horaire. La régionalisation de ce segment, dès 1996, a encore accentué ce cadencement sur l’aire plus restreinte des Länder, par exemple au travers du Rheinland-Pfalz Takt (Rhénanie-Palatinat), du 3-Löwen-Takt dans le Bade-Wurtemberg ou encore du NRW Takt. Tout est déjà cadencé, mais alors où est le problème ? C’est que chaque Land a fait son horaire à sa guise sans tenir compte des Intercity longue distance qui ont suivi leur propre logique nationale. Conséquence : des délais de correspondance parfois trop longs entre un Intercity géré par DB-Fernverkehr et les trains régionaux gérés aujourd’hui par les Länder.

L’idée allemande est de pouvoir aller de partout à partout chaque heure ou chaque demi-heure, ce qui impose une symétrie de tous les horaires du pays, tant sur longue distance qu’en trafic régional et même en bus. La question principale qui vient à l’esprit est de se demander pourquoi les services régionaux n’arrivent pas à se coller aux services interurbains. L’enjeu consiste à faire coïncider les besoins de symétrie des Länder avec le passage des Intercity grande ligne. Or, cette symétrie est rarement possible. Comme le montre notre exemple ci-dessous, un Cologne-Stuttgart peut passer à h+12 dans le sens nord-sud, et h+27 dans le sens sud-nord. Il faut alors mettre systématiquement en correspondances à chaque intercity deux batteries de trains régionaux :

  • une première batterie de trains en correspondance avec l’Intercity h+12 (en bleu);
  • une seconde batterie de trains en correspondance avec l’Intercity h+27 (en vert).

On remarque sur ce schéma plusieurs défauts :

  • un déséquilibre avec deux séries de trains régionaux trop proches au niveau horaire. Ex : un départ vers la destination X à h+16 et h+32, et puis plus rien avant la prochaine h+16, soit un « trou » de 44 minutes.
  • un risque de conflit entre h+19 et h+23 avec les régionaux Y et Z sortant (en bleu) et les régionaux X et Y entrants (en vert). A-t-on les voies suffisantes pour croiser tous ces trains en même temps ?
  • la gare n’a plus d’activité entre h+40 et l’heure suivante h+02, soit 22 minutes.

L’idée est alors que les 2 Intercity se croisent aux mêmes minutes dans la gare principale pour n’avoir qu’une seule série de trains régionaux à mettre en correspondance, par exemple à h+12 et h+13 pour les deux Intercity Cologne-Stuttgart.

Mais ce qui est possible dans une gare devient à nouveau un problème dans les autres grandes gares Intercity, comme le montre le schéma suivant :

Le schéma nous montre que si on a une symétrie parfaite en gare B, les temps de parcours sont tels qu’on se retrouve avec une mauvaise symétrie en gares A et C. C’est ici qu’intervient la notion suisse « d’aller aussi vite que nécessaire ». La solution réside à ce que les temps de parcours entre grandes gares aient tous 30 ou 60 minutes. Dans le cas de notre schéma, cela signifierait :

  • entre A et B, on rallonge le temps de parcours de 54 à 60 minutes;
  • entre B et C, on raccourcit, moyennant de lourds travaux, le temps de parcours de 37 à 30 minutes.

De cette manière, on obtient une bonne symétrie dans les trois gares A, B et C :

On vous rassure tout de suite : la Deutsche Bahn n’envisage pas de rallonger certains temps de parcours des Intercity pour « optmiser » la symétrie dans chaque grande gare. Elle vise plutôt la réduction des temps de parcours, comme le montre ce document d’avril 2021 :

D-Takt(Schéma Deutschland-Takt – Cliquer pour voir en grand format)

Cependant, les concepteurs de cette théorie se sont rapidement rendu compte que pratiquer cette symétrie à l’échelle d’un pays comme l’Allemagne était un travail gigantesque. Tout le problème de la symétrie, non seulement en Allemagne mais dans toute l’Europe, est que ce sont l’infrastructure et la géographie qui dicte les temps de parcours. Toutes les villes ne peuvent pas être reliées entre elles par bloc de 30 ou 60 minutes chrono, car la vitesse autorisée dépend de la distance entre les villes, des courbes, des capacités et de nombreux autres paramètres tels que le système de signalisation.  La quantité de travaux nécessaires pour y arriver est justement ce qui fait l’objet de débats depuis plusieurs années.  

Les autrichiens ont aussi essayé le même exercice et cela a donné cette configuration où on voit que les grandes et moyennes gares ont un horaire symétrique pour autant que les temps de parcours soient tous identiques par bloc d’un quart d’heure :

D-Takt(Schéma FVV TU Wien 2016 – Klaus Garstenauer – Cliquer pour voir en grand format)

Dans la pratique, on voit par exemple que tous les Railjets (en rouge) arrivent et partent des gares de Linz, Wels et Attnang-Puchheim dans des blocs symétriques dans les deux sens, permettant des correspondances toutes les demi-heures au départ de chacune de ces villes. Il est fort probable que la « généreuse » géographie des lieux a aidé pour obtenir une telle symétrie. Ce n’est pas réalisable partout :

D-Takt(Schéma FVV TU Wien 2016 – Klaus Garstenauer – Cliquer pour voir en grand format)

Il faut aussi convaincre chaque Land, qui ont la maîtrise des horaires régionaux, de bien vouloir s’aligner sur le passage des Intercity pour autant qu’on leur garanti une symétrie à l’heure ou à la demi-heure sur chaque ligne régionale. Ce n’est pas gagné. Les Länder payent leurs trains régionaux et sont très impliqués dans la politique ferroviaire qu’ils mènent pour leurs électeurs. Ils ne sont pas attachés spécifiquement à la Deutsche Bahn même si DB Regio détient encore les deux tiers des contrats de service public. Certains Länder ont rétorqué qu’ils ne voyaient pas la nécessité d’un tel alignement parce que, disent-ils, l’essentiel de leurs usagers ne prend pas l’Intercity mais circule localement, comme par exemple le trafic scolaire quotidien. Il faudra aussi leur justifier qu’à tel ou tel endroit, des travaux de redressement de voies ou d’accélération des trains nécessiteront des travaux pour plusieurs millions d’euros, ce qui ne manquera pas d’agiter les riverains et peut même, dans certains cas, limiter le trafic des trains locaux pendant la durée du chantier. On le voit, l’intérêt général national risque de se heurter à l’intérêt général régional…

Une proposition pour un Takt national allemand basé sur l’approche suisse a été faite pour la première fois en 2008 par plusieurs experts du secteur. Plus tard, dans le cadre du Zukunftsbündnis Schiene (Alliance pour l’avenir du rail), le bureau de conseil SMA a présenté le projet d’expert pour l’horaire Deutschland-Takt au ministère fédéral des Transports (BMVI) à Berlin le 9 octobre 2018. Cette étape importante avait été précédée de plusieurs projets intermédiaires, de consultations avec les Länder et avec le BMVI afin de combiner les exigences de toutes les parties prenantes dans un concept global à l’échelle nationale pour le transport de personnes et de marchandises.

Korlm-BahnLa ligne nouvelle du Koralm Bahn, en Autriche. Ces travaux de grande ampleur pourraient parfois être nécessaires pour descendre de 34 à 30 minutes entre deux villes (photo Koralm Bahn)

Les travaux et les résultats ont reçu une impulsion supplémentaire du fait que le ministère fédéral des transports a lancé l’Alliance ferroviaire de l’avenir, qui regroupe les intérêts et donne un nouveau poids aux voix de l’industrie ferroviaire. Le D-Takt se concentre sur l’horaire et en déduit les mesures d’infrastructure nécessaires pour créer la meilleure symétrie, comme mentionné ci-dessus. Le travail s’est poursuivi en 2019 avec la préparation d’un deuxième projet d’expert basé sur les commentaires du premier projet. Une version actualisée a été fournie en juin 2020, bien que le plan final et les travaux d’infrastructure nécessaires soient encore appelés à évoluer au cours des vingt prochaines années.

La devise du programme D-Takt est désormais « d’abord l’horaire, ensuite la planification des infrastructures », ce qui est l’inverse de ce que l’on faisait jadis. Comme l’explique le magazine Today’s Railway, le futur D-Takt va servir de base pour la planification des capacités du réseau à l’échelle nationale, même si la livraison effective de nouvelles infrastructures dépendra des délais de planification et de la disponibilité des fonds, car les sommes actuellement engagées sont insuffisantes. En mars 2020, le Parlement allemand a adopté la loi sur la préparation des mesures Massnahmengesetzvorbereitungsgesetz, (MgvG), qui se traduit grosso modo par « loi sur la préparation des mesures« . Bien qu’elle inclue certains projets requis pour le D-Takt, tous ne sont pas inclus et seuls sept des 12 projets proposés sont attribués aux infrastructures ferroviaires.

Certains itinéraires ont déjà été décidés et, en outre, 7 itinéraires semblent être prévus pour des opérateurs privés. Mais de nombreuses questions demeurent quant à la manière d’implémenter ce mikado géant et quelle sera la place des opérateurs privés ainsi que du fret ferroviaire ainsi que les travaux prévus. Rendez-vous la semaine prochaine pour la réponse à ces questions. 🟧

Deutschlandtakt(photo Schnitzel Bank via licence flickr)

>>> Voir notre seconde partie

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Publié par

Frédéric de Kemmeter

Cliquez sur la photo pour LinkedIn Analyste ferroviaire & Mobilité - Rédacteur freelance - Observateur ferroviaire depuis plus de 30 ans. Comment le chemin de fer évolue-t-il ? Ouvrons les yeux sur des réalités plus complexes que des slogans faciles http://mediarail.be/index.htm

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